Elle est là, assise dans le sable fin, le regard perdu dans les vagues blanches de l'océan. Son chemisier toujours défait.
Je suis assise à sa gauche, en tailleur, mon carnet entre les mains, déconcertée par cette beauté qui s'offre à moi. Son profil est si parfait. Son nez concave légèrement parsemé de petites tâches de rousseurs, ses longs cils noirs maquillés, sa bouche rose... Je pense que je pourrais la décrire inlassablement pour le restant de mes jours."Alors ? Tu t'y mets ?" me dit-elle dans un rire.
Je baisse le regard vers ma feuille vierge, puis vers cette Aphrodite, et commence à reproduire ses formes. Mon crayon glisse sur le papier avec une telle facilité que j'en suis moi-même étonnée. Plus le dessin se précise, plus je me perds dans son corps, plus mon regard s'approfondit. La gêne disparaît. Il n'y a plus qu'elle, moi, et sa représentation. En arrivant à ses seins en formes de pommes, je m'arrête un instant et lève mon regard vers cette fille farfelue qui ne bouge pas d'un poil, fidèle à son poste de modèle. Son expression figée. Son regard droit. Ses mains toujours enfouie dans le sable brillant. Seul le vent peut parfois modifié la position de ses vêtements ou de quelques unes de ses mèches ébènes. Alors je regarde ses seins. Je regarde chaque frisson. Chaque grain de peau. Chaque plis. J'observe attentivement les ombres sous sa poitrine. Une fois certaine que cette image est bien imprimée en moi, je me replonge dans mon dessin.
Les minutes passent. Elle ne bouge pas.
Je suis satisfaite de tout mon dessin. Je suis satisfaite de ses jambes, de sa poitrine, de ses cheveux... Je suis satisfaite des proportions également... Et du réalisme que j'ai réussi à reproduire. Mais son visage m'échappe. Ses yeux. Sa bouche. Son nez. Je n'y arrive pas. Je ne fais que gommer. Encore et encore. Puis je recommence. Je suis tellement concentrée que j'en ai délaissé ma boisson sucrée.
J'ai besoin d'une pause.
J'ai la tête qui tourne. Je n'arrive plus à correctement l'observer. Je n'arrive même plus à penser... Je refuse de la dessiner dans ces conditions."On fait une pause, dis-je d'un ton neutre en me levant.
-Tu es sûre ? Je peux tenir tu sais.
-Moi j'ai besoin d'une pause."Je m'étire longuement et m'avance vers la mer. J'aime sa voix. Elle m'apaise. Je ferme les yeux un instant. J'ai l'impression d'avoir plongé ma tête entière dans un coquillage. Je me sens comme absorbée par ce merveilleux son répétitif. Je fais un pas pour plonger mes pieds dans l'eau et retient un petit gémissement de surprise. C'est froid.
Je me retourne, passe une main dans mes cheveux et la voit penchée sur mon dessin, les coudes dans le sable... Les fesses en l'air.Elle n'a donc aucune tenue...
Je m'approche en soupirant, m'abaisse pour reprendre mon milkshake en main et me redresse sans la quitter des yeux.
"Tu as du mal avec mon visage ?
-On peut dire ça...
-Hmm... Le reste est bien pourtant.
-Le visage c'est différent du reste du corps.
-Je ne comprends pas.
-Tant pis.
-Explique-moi !
-... Comment dire ça simplement... Par exemple tes mains. Elles changent toujours de position mais elles ne changent pas de forme, elles ne changent pas en elles-mêmes, tu es d'accord ?
-Oui.
-Et c'est pareil pour tout ton corps mais le visage... Je ne sais pas. J'ai toujours l'impression que les yeux en disent beaucoup plus personnellement. L'expression n'est jamais la même. C'est très dur de retranscrire ça sur papier et pourtant c'est toujours par les yeux que je commence.
-Pas là apparemment.
-J'ai du mal.
-Pourquoi ?
-J'en sais rien."Elle pose beaucoup de questions. Comment est-ce que je peux savoir pourquoi j'ai du mal à dessiner son visage ? Je suis peut-être fatiguée. Peut-être énervée à cause d'hier. Peut-être éblouit par cette femme que je n'arrive pas à comprendre.
J'en sais rien.
Je bois une gorgée du milkshake en replongeant mes yeux dans le bleu de la mer."Tes yeux sont différents de ceux que j'ai l'habitude de voir. Je ne l'explique pas."
Pourquoi lui ai-je dis cela ? Aucune idée. Peut-être que ça me fait un peu mal de ne pas pouvoir répondre à ses questions. Peut-être que j'ai envie qu'elle comprenne que c'est elle qui me procure ce mal-être, cette gêne. Peut-être... Peut-être... C'est horrible quand même notre fort intérieur n'a pas de réponse.
Je l'entends se lever et se rapprocher de moi. Elle s'arrête à mes côtés et saisit mon poignet droit pour attirer ma boisson jusqu'à elle. Elle en prend une gorgée, me lâche et me dit d'un ton enjoué :"On s'y remet ?"
Comment la décrire... Elle mélange tellement de "premières impressions" que je ne saurais dire ce qui la caractérise. Elle est magnifiquement belle mais également très mignonne. Elle est insupportable, attachante, gênante, apaisante, enfantine, sérieuse, prévisible et profonde.
Je n'en sais rien du tout.Je m'assois de nouveau à ma place et elle à la sienne. Elle reprend sa position et son expression d'il y a quelques minutes. Si parfaitement que j'en suis troublée. Je secoue légèrement la tête et me replonge dans ce que je n'arrive pas à dessiner.
Yeux trop grands, bouche trop fine, regard décidément imparfait..."Ne bouge pas." lui ai-je ordonné en me levant.
Je me rapproche, me place à quelques centimètres d'elle et reprend mon dessin. Je regarde chaque détail. Chaque cil. Chaque tâche de rousseurs. Chaque cicatrice ou reste de varicelle. Je reproduis sa bouche et la forme de son joli nez.
Après quelques minutes en plus d'ombrages et de derniers détails, je me redresse, soupire et déclare en cachant ma fierté."Fini..."
Un sourire angélique se dessine sur son visage. Elle se redresse également et se penche vers moi, toute agitée et en répétant :
"Fais voir ! Fais voir !"
Je lui passe mon carnet, attendrie par cette réaction enfantine. Ses yeux semblent soudain s'illuminer. Sa bouche reste entre-ouverte.Ses sourcils haussés.
Elle aime ? Elle n'aime pas ?
Après quelques interminables secondes, elle passe un doigt hésitant sur mes trait de crayon et caresse son portrait d'une délicatesse étonnante."C'est donc comme cela que tes yeux me voient..."
Je reste silencieuse. Elle lève enfin son regard vers moi, me rend mon carnet et s'empare d'une de mes mains pour me forcer à me lever. Une fois toutes les deux debout, elle ne me lâche pas et m'offre un sourire capable de faire tomber n'importe quel Homme. Je me sens rougir. Elle me dit :
"Je m'appelle Léa !"
Ce à quoi je réponds :
"Hum... Chloé..."
Ses deux mains serrent la mienne, ses yeux s'illuminent d'une joie incompréhensible. Je ne comprends pas...
"Nous devons nous revoir ! A partir de maintenant je suis ton modèle attitré, Chloé !"
... Pourquoi tu m'intrigues à ce point. Léa.