Nous avons passé le reste de l'après-midi dans sa chambre, à gratter quelques notes à la guitare. Andrew était patient, et nous avions rapidement retrouvé notre sérieux. Il était vraiment bon professeur, c'était agréable d'être en sa compagnie. Toujours le ton doux, les paroles soigneusement choisies et réfléchies, la délicatesse. Quand Karen nous a appelés pour passer à table, il m'a promis une autre leçon dans la semaine qui suivait.
— Tu apprends vite, a-t-il murmuré quand nous avons descendu l'escalier.
— Ah bon ?
— Oui. C'est cool.
J'ai souri.
— J'aime beaucoup la guitare, je crois que ça joue.
— Pourquoi tu n'as jamais pris de cours ?
Il s'est arrêté sur le carrelage, en bas de l'escalier et m'a regardé.
— Ma mère a un mauvais souvenir avec les cours de musique.
— Ah ?
Je l'ai rejoint puis nous avons marché vers la cuisine. Une délicieuse odeur s'en échappait.
— Ouais. Un prof un peu trop...
J'ai tenté d'imiter un quelque chose en remuant les bras, mais il n'en est rien sorti de concluant. J'essayais de lui faire comprendre sans le dire que monsieur Richard était un gros pervers de mes couilles (rien d'autre ne me vient à l'esprit pour le décrire). J'ai serré les poings en y pensant.
— Je vois, a-t-il soufflé. Je suis désolé pour ta mère.
J'ai simplement souri de travers parce que je ne désirais pas en parler plus longtemps, puis nous sommes rentrés dans la petite pièce et le regard de Connor m'a glacé le sang. Je me suis approché de la table à reculons et l'ai salué d'un sourire forcé. Je ne voyais pas ce que je pouvais faire de mieux. Il est resté adossé à la fenêtre, verre de whisky à la main. Le regard froid, dur. La mâchoire serrée. Ne pouvait-il donc pas faire un effort ? Je ne lui avais rien fait de mal à ce que je sache. Puis j'ai senti ses yeux se poser sur moi et je lui ai alors fait face, tout en essayant de paraître détendu. Je ne pense pas y avoir réussi.
— Où est-ce que vous étiez ? a-t-il sifflé.
— Dans la...
— Dans nos chambres, m'a soudainement coupé Andrew.
J'ai retenu un instant ma respiration. Pourquoi Andrew mentait-il ? Nous ne faisions pas de mal.
— J'ai posé la question au jeune homme, a répliqué Connor plus fort.
J'ai bredouillé, regardé un peu autour de moi et n'ai trouvé que Mary nous fixant avec des yeux ronds. Karen était partie couper des plantes aromatiques dans le jardin, malgré la pluie. J'aurais aimé avoir son soutien sur le coup.
J'ai refait face à Connor.
— Dans nos chambres, monsieur. Il y a un problème ?
Quel culot, quand j'y repense. Mais il fallait que je comprenne pourquoi se comportait-il de la sorte. C'était sorti naturellement, et je m'en suis mordu un peu les doigts.
— Mêle-toi de tes affaires, veux-tu ? a-t-il pesté.
« Quoi ? » ai-je pensé. Mon crâne était en feu. Et lui, ne pouvait-il donc pas se mêler aussi de ses affaires ? Je ne vois pas en quoi ça le regardait, qu'on ait passé l'après-midi ensemble. Et puis je trouvais ça vraiment horrible la manière dont il se comportait avec Andrew, dont il parlait de lui. Merde, c'était son fils tout de même !
J'ai soufflé intérieurement lorsque Karen est revenue. Je voulais sortir, je crois que j'étais rouge. De colère, peut-être de honte. J'avais sincèrement envie de sortir me calmer. Faire n'importe quoi, mais ne plus revoir ce... salopard de mes...
— Désolée pour le retard, a-t-elle chantonné, quelques herbes entre les doigts.
Oh Karen, si tu savais comme je t'en ai voulu. Mais tu n'y pouvais rien, évidemment. Je me demandais vraiment ce qu'elle avait en commun avec cet homme infâme.
J'ai soudain senti son regard sur moi. Elle avait arrêté d'avancer vers les casseroles et s'était retournée. Je respirais un peu trop rapidement à mon goût. J'avais encore les mots de monsieur Maxwell a travers la gorge et j'aurais aimé les cracher sur sa chemise trop serrée. C'était définitif : je le détestais.
— Léonard ? s'est-elle inquiétée.
Je n'ai pas répondu. J'avais peur de crier tout haut les pensées qui brûlaient mes lèvres.
Connor a quitté la pièce.
— Tu respires ? Est-ce que tu veux prendre l'air ? a-t-elle poursuivi en s'approchant un peu plus.
Andrew est parti quelques secondes après. Il a claqué la porte et les battements de mon cœur se sont accélérés. Il fallait que je parte, moi aussi. J'ai hoché la tête.
— Sors un peu, ça va te faire du bien.
Je ne comprenais pas ce qu'il m'arrivait. Il m'en fallait d'habitude beaucoup pour me mettre dans un tel état mais là... c'était différent.
Karen a posé sa main douce sur mon épaule tendue et m'a souri d'un air désolé.
Puis je suis sorti et ai soufflé du plus fort que j'ai pu.
La silhouette d'Andrew s'étalait sur le trottoir et ses flaques, à la lueur des lampadaires citadins. Il était de dos, assis sur la bordure, entre deux voitures. De la fumée grise s'échappait de son visage ; j'ai deviné une cigarette pendue à ses lèvres. Il semblait regarder en face de lui, j'ai imaginé ses yeux vides alors que les miens le détaillaient. J'étais au bord de la panique et je n'aimais pas ça. Je respirais mal, et trop fort aussi. C'était insupportable.
J'ai décidé de le rejoindre, et même si je fumais pas, lui ai demandé une cigarette. Il m'en a sortie une sans détourner le regard de la façade d'en face. Je me suis assis, et l'ai portée à mes lèvres. Le goût du papier était étrangement agréable, et j'ai pensé qu'il avait pausé ses doigts là quelques secondes plus tôt. L'averse trempait nos vêtements, nos cheveux, nos chaussures enfilées à la vas-vite. Il a sorti un briquet et l'a serré fort entre ses doigts, puis je me suis tourné vers lui. J'ai pensé à nos ombres entremêlées. Elles étaient belles et me calmaient. C'était une soirée bizarre et pourtant je l'aimais comme j'aimais le son de la pluie sur le béton.
J'ai tendu mes doigts fins vers le petit objet, prêt à le lui prendre des mains. Mais il a levé brusquement le bras et fait pivoter ses yeux face aux miens. Le blond m'a fait signe de prendre sa cigarette, ce que j'ai fait. Je sentais encore l'humidité de ses lèvres sur ma peau. Elle était presque finie. Puis il m'a allumé la mienne et sa main était si proche de mon visage que j'en ai senti le parfum vanillé ; je l'ai remercié d'un sourire et nous nous sommes tus, savourant le silence.
La cigarette d'Andrew est arrivée à sa fin, et il l'a laissée tomber au sol. La pluie a éteint les dernières braises. Puis il a entrouvert la bouche, et j'ai tendu l'oreille.
Il a soufflé que son père était un con.
VOUS LISEZ
Les pièces de théâtre ne se lisent pas
RomanceQuand il apprend avoir obtenu le bac avec mention, Léonard est fou de joie. Il peut enfin réaliser son rêve : partir un mois à Londres dans une famille d'accueil. C'est ce que lui avaient promis ses parents. Parler anglais, c'est sa motivation. De...