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Il était peut-être dix heures et demie quand Karen est apparue dans le salon, déjà tout apprêtée. Pour une fois, je l'étais aussi. Andrew, quant à lui, occupait la salle de bain depuis un moment ; il n'allait sans doute pas tarder à nous rejoindre. En attendant, j'étais là, sur le gros fauteuil à lire Romeo and Juliet ; c'était le moment idéal.

La mère de famille m'a souri. Je l'ai trouvée très élégante, dans son espèce de kimono rouge.

— Bonjour Léonard, a-t-elle lancé en saisissant un magasine sur la table basse. Tu as bien dormi ?

Je lui ai rendu son sourire. Mais dans ma tête, une questions tournait en boucle : nous avait-elle entendus ce matin ?

— Bonjour. Oui très bien, et vous ?

— Super, merci.

La revue dans la main, elle m'a tourné le dos pour se diriger vers la cuisine d'un air joyeux. Je l'ai suivie des yeux, sa bonne humeur m'amusait ; je me suis demandé quelle en était la raison. Puis j'ai repensé à mon idée : le tour en bateau sur la Tamise. Alors j'ai rejoint Karen. Quand j'ai pénétré dans la cuisine, celle-ci se préparait du thé.

— Te revoilà mon garçon ? s'est-elle étonnée d'un ton rieur en m'entendant, dans son dos. Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as pris ton breakfast au moins ?

Après avoir mis l'eau à bouillir, la quadragénaire s'est appuyée d'une main sur le plan de travail.

— Est-ce que ça vous tente toujours le tour en bateau ? Vous en aviez parlé à mon arrivée.

Ses lèvres se sont allongées. J'ai distingué par ailleurs son parfum – il faut dire que je n'y avais jamais vraiment prêté attention – à la rose, je crois. C'était le même que celui de ma grand-mère. Du moins, il y ressemblait fortement. J'ai cligné rapidement des yeux.

— Oui, bien sûr ! Tu voudrais faire ça aujourd'hui avec Mary, Andrew et moi ?

— Je vous l'offre, ai-je murmuré d'un air fier.

Je l'étais. Je tenais à leur faire plaisir. Et remercier Karen... pour tout. Absolument tout.

— C'est vraiment gentil, Léonard. Mais est-ce que tu es sûr de toi ? Tu auras peut-être encore envie de faire du shopping, m'a-t-elle répondu avec bienveillance.

J'aimais qu'elle me parle comme s'il me restait la vie entière à passer ici.

— Non... vraiment, ça me ferait plaisir.

— C'est ce qui compte. Merci, mon garçon. Tu as eu une excellente idée. Tu en as parlé à Andrew ?

J'ai baissé les yeux en souriant discrètement. Andrew... mon Andrew.

— Non, je voulais d'abord vous demander.

— Alors fonce, il va être ravi, a-t-elle répondu avec enthousiasme.

Il faisait bon, et nous étions heureux. Le London Eye sur notre gauche nous surplombait, géant. Le bateau était plein à craquer ; nous avions attendu longtemps pour y monter. Un guide parlait d'une voix monotone dans son micro et je ne l'écoutais pas, jouissant seulement du soleil estival, du son des vagues formé par le moteur sous nos corps, et d'Andrew souriant. J'aimais le voir ainsi. Cependant, j'ai fini par le deviner tendu à force de lui jeter des coups d'œil. Sa jambe gauche ne cessait de s'agiter, et sa main la serrait.

— Tout va bien ? lui ai-je murmuré à l'oreille.

Il a tourné la tête en ma direction et souri.

— Oui.

— Tu es préoccupé pourtant. Ça crève les yeux. Qu'est-ce qu'il se passe ?

— Rien, je t'assure. Tout va bien, a-t-il répondu en plissant les yeux à cause du soleil.

J'aurais voulu l'embrasser mais une voix me chuchotait que c'était la dernière des choses à faire. Il y avait Karen, Mary, et un tas de gens autour de nous. Andrew n'aimait pas les gens. J'avais su l'accepter.

Nous sommes restés silencieux, après ça. D'ailleurs, peu de monde à bord ne faisait vraiment de bruit si ce n'était qu'un petit groupe de touristes allemands extravagant qui se trouvait un peu plus devant. Je n'y prêtais aucune attention. Je me le refusais. Il fallait profiter de ce moment, de tout ça. C'était éphémère.

Karen a fini par interrompre le silence. Assise sur l'un des sièges face au blond et à moi-même, à côté de Mary qui ne prononçait étrangement aucun mot depuis le début, elle s'est penchée vers l'avant. Chacune de ses mains est venue se poser sur le haut de nos genoux, avant qu'elle ne prononce :

— Mes garçons, j'aimerais que vous sortiez, que vous vous amusiez, ce soir.

Andrew a ri.

— Pourquoi, maman ? Tu organises une soirée lecture avec tes copines à la maison ? a rétorqué ce dernier.

La mère de famille a ri à son tour, quelque peu nerveusement. J'ai deviné que ce n'était pas ce à quoi elle pensait.

— Non, il n'y aura que Mary et moi.

— Alors pourquoi ce soir en particulier ?

Karen a joint ses mains sur ses jambes.

— Ton père rentre demain.

Les pièces de théâtre ne se lisent pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant