Chapitre 15 ✅: Marie, Ruth.

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Kensington Quarter, 00h10...

La nuit était tombée depuis plusieurs heures et les multiples rues de ce beau quartier étaient éclairées au gaz par des lanternes fixées à des poteaux alignés. De nombreux établissements étaient bien évidemment très actifs à ces heures, il s'agissait notamment des bars, des théâtres, des clubs, des tripots, des maisons closes et bien d'autres. Pendant ce temps, les restaurants comme ceux de la famille Rogers étaient fermés, les propriétaires se trouvaient dans leurs chambres à l'étage et l'une d'elles ne dormait pas. Dans une grande pièce très pittoresque, seulement éclairée par une chandelle posée au-dessus de la table de chevet, Marie Rogers était couchée dans son matelas moelleux, la tête calée dans oreiller, les yeux fixés sur son ciel de lit à baldaquin, les draps remontés jusqu'à la taille. Ses longs cheveux de feu retenus en une queue de cheval lâche, sa longue robe de chambre bleue boutonnée jusqu'au creux du cou, l'expression nostalgique, elle avait un visage à peine marqué par l'âge malgré la quarantaine passée de deux ans et gardait ses traits ravissants.

Elle avait cherché le sommeil en vain depuis deux heures et demi qu'elle s'était couchée, puis, avait décidé de rouvrir les yeux afin de remettre de l'ordre dans ses pensées. Elle savait très bien que cette insomnie était due à tous les problèmes qu'elle entrevoyait clairement venir depuis ce matin à la cuisine après la discussion avec sa fille. Son passé était en train de refaire surface de façon brutale et elle en était terrifiée. Alfonce Rogers, le frère aîné du seul homme qu'elle avait aimé dans sa vie, allait revenir dans moins d'un mois, c'était une réalité incontournable qui lui faisait froid dans le dos. À cause de la lettre que sa fille lui avait envoyée, il allait comprendre que pendant plus de vingt-six ans, elle lui avait caché l'existence de l'enfant qu'elle avait conçu de son mariage avec son frère, son meilleur ami, le seul membre de la famille qui lui restait. Il allait comprendre qu'elle avait pris la cruelle décision de le priver de sa nièce de peur qu'il ne la prenne à cette époque et ne l'amène en Amérique avec ou sans elle. Déjà qu'il l'avait vraiment détestée dès l'instant où elle avait commencé à manifester un intérêt excessif pour Théo du temps où les deux frères géraient des transactions avec lord Hervé Torrington, ce « frère » aîné qui n'était plus rien pour elle ; cette fois il y avait de fortes chances pour que sa haine se transforme en folie meurtrière.

Elle se souvenait encore de son visage décomposé par la fureur et le déchirement, lorsqu'il l'avait trouvée penchée sur le corps sans vie et sanglant de Théo, cette nuit cauchemardesque dans la petite pièce du sous-sol qui empestait la mort. Il l'avait dégagée comme si c'était elle qui avait tué son frère et s'était penché sur celui-ci, tout tremblant d'effroi et avait poussé un grand cri déchirant, le visage rougi et inondé de larmes. Elle s'était recroquevillée sur elle-même dans un angle et avait continué de sangloter en silence, terrifiée par ce que lui réservait l'avenir, loin d'un « dit » frère qui s'était révélé être un monstrueux assassin, et proche d'un homme empli de douleur ardente comme de haine. Déjà anéantie, tout s'était empiré lorsqu'Alfonce avait murmuré une accusation plusieurs fois en pleurant : « C'est vous qui l'avez tué. C'est à cause de vous qu'il est mort, maudite aristocrate capricieuse ! Tout est de votre faute... Vous l'avez tué, vous lui avez ôté la vie avec le soi-disant amour que vous lui portiez... C'est vous... Maudite soyez-vous... ». Sa voix rauque s'était brisée et il avait fini par faire abstraction de sa présence pour supporter sa douleur en silence tandis qu'elle avait peu à peu commencé à sombrer dans une auto-culpabilisation qui se serait peut-être terminée par un suicide si elle n'avait pas su que le fruit de son amour véritable pour Théodore grandissait déjà en elle. Elle se souvint du jour où il allait prendre un bateau pour l'Amérique.

« - Qu'est ce qui vous retient ici ? Votre frère peut-être ? s'enquit-il froidement.

Il était venu dans la chambre de la pension modeste qu'elle louait après l'enterrement de son frère, tout de noir vêtu, la peau rendue très mate par le travail en plein air, les cheveux blonds cendrés coupés court, le regard châtain brillant de haine contenue. Elle lui avait fait face, également en noir, adossée à la fenêtre, les yeux mi-clos enflés à cause des larmes et de la fatigue, les doigts crispés sur le devant de sa robe.

Les Rebelles De Londres [Histoire Terminée Et Éditée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant