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Mon cœur chavire. Personne, selon lui, pas même le personnel, ne quitte jamais la propriété. Vivres, tissus et autres sont commandés sans que quiconque se rende en magasin. Les seuls à quitter le manoir sont les chauffeurs des camions de livraison, maître Des et parfois Harry, quand il en a envie. À la télévision, j'ai vu des gouverneurs domaniaux, flanqués de leur première épouse, assister à des événements publics: élections, inaugurations et autres. Mais selon Niall, Harry n'aime pas s'afficher en société. Il vit comme un reclus. Et pourquoi pas? Une journée entière ne suffirait pas à sillonner cet endroit d'un bout à l'autre. Mais je n'ai pas perdu espoir. Il emmenait tout le temps Rose à des fêtes, et c'est elle-même qui m'a dit que s'il me choisissait comme favorite, il me conduirait où bon me semble.

-Cela ne vous manque pas? Dis-je. La liberté.

Niall rit.

-Je n'avait guère plus de liberté à l'orphelinat, mais la plage me manque. Ma chambre avait vu sur la mer. Parfois, on nous laissait y aller. J'aimais regarder passer les bateaux. Si j'avais pu choisir, je crois que j'aurais bien ailé travailler sur un bateau.
Ou peut-être en construire un. Mais je n'ai même pas pêché un seul poisson de toute ma vie.

-Mon frère m'a appris à pêcher.

Nous nous asseyions sur les brise-lames en béton, face à la mer, nos jambes pendant du rebord. Je me rappelle la forte traction sur la ligne, le moulinet qui se déroule tout seul, et Zayn qui le rattrapait sur le coup, me montrant comment ramener le poisson. Je me rappelle le corps argenté, tout en muscles, telle une langue tirant sur l'hameçon, les yeux exorbités. Quand je libérais le poisson et tentais de le tenir, il me sautait des mains. Et frappait les flots dans une gerbe d'éclaboussures. Puis il disparaissait, pour s'en aller visiter les ruines de la France ou peut-être de l'Italie, voyageant à ma place.

Je m'efforce de relater cette expérience à Niall; mimant tant bien de mal les soubresauts de la canne a pêche ou mes efforts désespérés pour mouliner, je constate qu'il observe chacun de mes gestes. Quand j'imite le « plouf » du poisson qui s'échappe dans l'eau, il rit, et je ris avec lui, doucement, dans la pénombre de ma chambre.

- Vous ne mangiez jamais vos prises ? demande-t-il.

- Non. Les poissons comestibles sont au large, il faut un bateau pour les pêcher au filet. Plus on s'approche des terres, plus l'eau est polluée. C'était juste pour se distraire.

- Ça l'air amusant.

- C'était assez dégoûtant, en fait, lui avoué-je en me remémorant la peau écailleuse, gluante et froide, les yeux injectés de sang.

Zayn m'avait nommée «pire pêcheuse de l'histoire », affirmant que c'était une bonne chose que les poissons soient immangeables ; si nous avions compté dessus pour nous nourrir, nous aurions crevé de faim avec moi aux manettes.

-Mais c'est l'une des rares choses que mon frère apprécie et qui ne concerne pas le travail.

Le mal du pays qui me saisit à l'évocation de mon jumeau n'est pas si désagréable. Pas quand je suis en compagnie de Niall, avec une assiette de pancakes et des June Beans cachés dans ma serviette.

Harry nous ignore pendant la journée, mais il commence à inviter ses trois épouses chaque soir pour le dîner. Il nous parle des recherches menées par son père, de l'optimisme des scientifiques et des docteurs en ce qui concerne la découverte d'un antidote. Son père assiste à un congrès à Seattle, où il confronte ses travaux à ceux des autres chercheurs. Au fond de moi, je me demande si lesdits travaux sont fondés sur Rose. L'a-t-il désignée sujet A, patiente X ? A-t-elle encore du vernis aux ongles ? Comme d'habitude, Cecily se passionne pour tout ce que dit notre mari. Jenna semble toujours dégoûtée de le voir, mais elle a commencé à s'alimenter. Quant à moi, je fais mine de m'intéresser à ce qu'il raconte et deviens de plus en plus crédible. Pendant ce temps, les tempêtes incessantes font trembler l'éclairage, ponctuant certains après-midi radieux d'épisodes pluvieux aussi soudains qu'imprévisibles.

Et puis, un soir où il affiche une jovialité inhabituelle, Harry annonce qu'en l'honneur de nos deux mois de mariage, il envisage d'organiser une fêtes. Une fête grandiose, avec lanternes colorées et orchestre. Il nous laisse même décider du jardin dans lequel cela aura lieu.

- Pourquoi pas l'orangeraie ? lancé-je.

Niall et deux autres domestiques, occupés à ramasser nos assiettes, pâlissent brusquement en échangeant des regards sombres. Ils savent l'énormité de ce que je viens d'avancer. Ils ont servi à Rose d'innombrables repas et tasses de thé tandis qu'elle passait ses journées à l'orangeraie. C'était son lieu de prédilection, c'est là qu'avait eu lieu son mariage avec Harry, là aussi, m'avait-elle avoué un après-midi, faisant tourner un June Bean autour de sa langue, qu'ils avaient échangé leur premier baiser. C'est dans ce même jardin, une semaine après son vingtième anniversaire que Harry l'avait trouvée pâle et sans connaissance, à l'ombre d'un oranger, respirant à peine, les lèvres bleues. Ce jour-là, il avait encaissé de plein fouet la tragédie de sa mort imminente. Son impuissance à la sauver. Et le fait qu'en dépit de toutes les pilules et potions du monde, elle n'en avait plus que pour quelques mois.

Une fête dans l'orangeraie. La douleur se lit immédiatement sur le visage d'Harry. Je me flanche pas. Il m'a causé plus de souffrances que je ne pourrai jamais lui infliger en retour.

Cecily, à qui tout cela échappe, s'écrie :

- Oui ! Oh ! Harry, je n'y suis jamais allée !

Harry s'essuie la bouche avec sa serviette puis la pose sur la table.

- J'avais pensé que ce serait plus amusant au bord de la piscine, dit-il calmement. L'eau est bonne, c'est idéal pour se baigner.

- Mais vous venez de dire que c'était à nous de choisir, intervient Jenna.

Il s'agit probablement des premières paroles qu'elle lui adresse. Tout le monde a les yeux rivés sur elle, même les domestiques la regardent. Elle me lance un bref coup d'œil puis fait face à Harry. Mordant délicatement dans un morceau de steak, elle enfonce le clou.

- Je vote pour l'orangeraie.

- Moi aussi, fait Cecily.

Je hoche la tête.

- C'est donc un vote unanime, marmonne Harry dans sa cuillère.

La suite du repas est très silencieuse. Les assiettes du plat de résistance sont débarrassées, le dessert est servi, puis le thé. Nous sommes remerciées, car Harry dit souffrir d'un mal de tête et souhaite rester seul avec ses pensées.

-Vous avez un sacré culot, me glisse Niall alors qu'il nous raccompagne jusqu'à l'ascenseur.

Juste avant que les portes se referment, je lui souris.

Une fois à l'étage des épouses, je me replie immédiatement dans ma chambre. Je m'allonge et suçote un June Bean bleu, me remémorant l'océan-Atlantique qui venait lécher mes pieds nus et ceux de Zayn. Le ferry le long du quai, que j'observais tracer un sillon jusqu'à l'horizon. Je pense au sentiment de sécurité qui m'habitait dans mon petit coin du monde, à la chance d'être en vie, ne serait-ce que pour un court instant. C'est là que je veux que mon corps repose quand je serai morte. Je veux qu'on jette mes cendres dans l'océan. Je veux sombrer dans les ruines d'Athènes, être portée jusqu'au Nigeria, nager au milieu des poissons et des navires engloutis. Je reviendrai souvent aux abords de Manhattan, pour en humer l'air, pour prendre des nouvelles de mon frère jumeau.

Mon frère jumeau, qui n'aime pas évoquer ce qui arrivera dans quatre ans, quand je serai morte et qu'il ne lui restera plus que cinq ans à vivre. Je me demande ce qu'il peut bien faire en ce moment même, si tout va bien pour lui. Je me demande combien de temps il me faudra pour recouvrer la liberté, pour fuir cet endroit, ou au moins pour l'informer que je suis toujours vivante. Mais quelque part, dans un recoin de mon cœur, plus sombre encore que cet horrible sous-sol, je redoute que mon cadavre devienne un sujet de recherche pour maître Des, et que mon frère n'apprenne jamais ce qui m'est arrivé.

Pour tout cela, je ne regrette nullement mes paroles pendant le dîner, à cause desquelles Harry Styles est en train de souffrir, quelque part.

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Hello!
Je poste encore très tôt/tard mais j'ai une semaine super charger donc cela va être assez compliquer pour moi de poster mais j'y arriverais!!!

Merci à tous celle qui votes et commente!!!
Et JOYEUX ANNIVERSAIRE À ZAYN !!!!! 🎉🎊😭😘

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Réécriture ©MorganeBie

Éphémère (H.S)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant