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Les semaines suivantes, Harry consacre tellement de temps à Cecily que j'en redeviens l'épouse invisible. Je sais bien que ce manque d'attention est mauvais pour mon plan d'évasion, mais je me sens malgré tout plus libre sans sa présence continuelle, au moins pour l'instant. Quand Niall m'apporte mon petit déjeuner dans ma chambre, nous pouvons de nouveau bavarder. C'est le seul à apporter les repas à l'étage des épouses, et il s'arrange pour venir tôt le matin avec mon petit déjeuner, quand mes sœurs épouses dorment encore, bien que le sommeil de Cecily devienne de plus en plus irrégulier au fil de sa grossesse.

Le temps passé avec Niall ne ressemble en rien à celui passé en compagnie du mari que l'on m'a imposé. Avec lui, je peux être honnête. Je peux lui dire que Manhattan me manque, cette ville qui me semblait jadis être le centre du monde, et qui paraît aujourd'hui aussi lointaine qu'une étoile.

- Dans le temps, la ville était divisée en plusieurs quartiers : Brooklyn, je crois, le Queens, et quelques autres. Mais tout s'est appelé Manhattan lorsqu'on a ajouté les phares et les nouveaux ports, et renommé les quartiers en fonction de leur utilité. Le mien se nomme «usines et livraison». À l'ouest, il y a «pêche», et à l'est, surtout des résidences.

- Pourquoi ? demande Niall en mordant dans un toast de mon plateau.

Il est assis sur l'ottomane, près de la fenêtre, et la lumière matinale accentue le bleu de ses iris.

- Aucune idée.

Je me mets à plat ventre, le menton posé sur les avant-bras.

-C'était peut-être trop compliqué de garder tous ces noms ; ce sont tous des quartiers industriels, en dehors des résidences. Le Président n'a peut-être pas jugé utile de les distinguer.

- Ça doit être irrespirable.

- Un peu, admets-je. Mais certains édifices ont plusieurs siècles. Quand j'étais petite, je faisais semblant de croire qu'en sortant de la maison, je voyageais dans le passé. Je faisais semblant de...

Ma voix se brise. Je fais courir mon doigt le long de la couture du couvre-lit.

- Quoi donc ? demande Gabriel, en se penchant vers moi.

- Je n'en ai jamais parlé à personne, dis-je tout en faisant cette constatation. Mais je faisais semblant de croire que je me retrouvais au XXIe siècle, que j'allais y croiser des gens de tous âges, et qu'en grandissant, je serais comme eux.

Il y a un long silence, et je garde les yeux rivés sur la couture, car il m'est soudain difficile de regarder Niall. Mais je sens ses yeux posés sur moi. Au bout de quelques secondes il arrive au bord du lit ; je sens le matelas s'affaisser légèrement sous son poids.

- N'en parlons plus, dis-je, tâchant de rire. C'est idiot.

- Non, ça n'a rien d'idiot.

Son index suit la même trajectoire que le mien, le long du couvre-lit, en droite ligne de haut en bas, nos mains s'effleurant presque. Une bouffée de chaleur m'envahit, entraînant un sourire que je ne peux refréner. Je ne serai jamais vraiment adulte, je le sais bien, et cela fait longtemps que je ne fais plus semblant de l'être. Je n'ai jamais fait part de ce rêve à mes parents : cela les aurait attristés. Quant à mon frère, il l'aurait jugé inutile. Aussi l'ai-je gardé pour moi, m efforçant de l'oublier en grandissant. Mais à présent, en regardant la main de Niall suivre les mouvements de la mienne comme si nous jouions à un jeu nécessitant rythme et méthode, je laisse ce rêve s'épanouir en moi. Un jour, je quitterai ce manoir, et ce sera le monde extérieur. Un monde sain, plein de vie, dans lequel je trouverai ma voie, au fil d'une vie longue et belle.

- Vous devriez voir ça, dis-je. Manhattan.

D'une voix douce, il répond:

- J'aimerais beaucoup.

On frappe à la porte, et j'entends Cecily demander :

- Harry est avec toi ? Il était censé m'apporter un chocolat chaud.

- Non, il n'est pas là.

- Mais j'entends des voix. Qui est avec toi ?

Niall se lève, et je lisse le couvre-lit tandis qu'il ramasse mon plateau de petit déjeuner sur la coiffeuse.

- Essaie d'appeler les cuisines, lancé-je. Peut-être que le personnel sait où il est. Ou demande à Ellie.

Elle hésite un instant, frappe de nouveau.

- Je peux entrer ?

Je m'assois, étale rapidement le couvre-lit sur le matelas, efface les plis, redresse les oreillers. Je n'ai rien fait de mal, mais je me sens soudain mal à l'aise à l'idée qu'elle découvre Niall dans ma chambre. Je traverse la pièce et lui ouvre.

- Que veux-tu ?

Elle entre en me contournant et regarde Niall de haut en bas.

- Il faut que j'emporte tout ça aux cuisines, lance-t-il maladroitement.

J'essaie de lui décocher un regard d'excuses par-dessus l'épaule de Cecily, mais il ne me regarde pas. Il a les yeux baissés sur ses chaussures.

- Eh bien, apporte-moi mon chocolat, dit Cecily. Je le veux très très chaud, et sans guimauve dedans. Tu en mets tout le temps, ça fond et c'est dégoûtant parce que ça te prend un temps fou pour le remonter des cuisines. Mets la guimauve dans un bol, à côté. Non, apportes-en un sac, plutôt.

Il hoche la tête, sort de la chambre. Cecily regarde dans le couloir jusqu'à ce que les portes de l'ascenseur se referment sur lui puis me fait face.

- Pourquoi ta porte était-elle fermée ?

- Ça ne te regarde pas, dis-je sèchement.

Je prends conscience du caractère on ne peut plus louche de ma réponse, mais c'était plus fort que moi. Ces discussions avec Niall sont l'un de mes rares luxes. Ma sœur épouse n'a pas le droit de m'enlever ça, bien qu'en réalité, ce soit parfaitement légitime de sa part.

M'asseyant sur l'ottomane, je me mets à ranger les accessoires à cheveux du tiroir du haut, furieuse.

- C'est juste un domestique, lâche Cecily tout en arpentant ma chambre, un doigt courant le long du mur. Et c'est un crétin. Il n'apporte jamais assez de lait ou de sucre pour le thé, et il met tellement de temps à monter mes repas que tout est froid quand enfin...

- Ce n'est pas un crétin, la coupé-je. Tu aimes te plaindre, c'est tout.

- Me plaindre ? crache-t-elle. Me plaindre ? Ce n'est pas toi qui vomis ton petit déjeuner tous les matins. Ce n'est pas toi qui es clouée au lit toute la journée à cause de cette foutue grossesse. Je ne pense pas que ce soit trop demander que d'attendre de ces crétins de domestiques qu'ils fassent leur boulot, qui consiste à m'apporter ce que je veux.

Elle se vautre sur mon lit, les bras croisés, indignée. Voilà, c'est dit.

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Je suis de retour :)
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Réécriture ©MorganeBie

Éphémère (H.S)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant