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Je retiens ma respiration le temps qu'ils passent. Une éternité s'écoule en quelques pas feutrés, en quelques tours de roue qui vont s'éloignant. Nous restons silencieux un instant, par précaution, puis je bredouille, comme après une longue apnée:

-Où l'emmène-ils?

La tristesse de Niall se lit clairement malgré le manque de lumière. Il secoue la tête.

-Maitre Des compte certainement l'étudier. Cela fait des années qu'il cherche un antidote.

-Mais, caossé-je, c'est Rose.

-Je sais.

-Harry n'accepterait jamais une telle chose.

-Peut-être pas, soupire Niall. Mais on ne peut pas lui raconter. Nous n'avons rien vu. Nous ne sommes jamais descendus ici.

Nous trouvons l'ascenseur et regagnons le couloir des cuisines, où résonne une cacophonie de métal et de vaisselle entrechoqués, la cuisinière en chef s'en prenant à quelqu'un qu'elle traite de foutu fainéant. Les rires fusent. Tous ignorent totalement que la femme qu'ils détestaient tant emprunte un itinéraire glacé sous leurs pieds.

-Tiens, mais c'est Métisse! lance quelqu'un.

C'est devenu mon surnom officiel aux cuisines. Les épouses ne sont pas censées quitter leur étage, mais cela ne semble déranger aucun personnel de me voir débarquer dans leur espace de travail; je ne leur demande rien, ce qui les change de l'ancienne femme d'Harry, ainsi que de la petite nouvelle (qu'ils appellent la peste).

-Qu'avez-vous au visage, Métisse! Vous êtes toute rouge.

Je touche la peau fine sous les yeux, me rappelant que j'ai pleuré. J'ai l'impression que cela s'est produit il y a un million d'années.

-Je suis allergique aux fruits de mer, dis-je en fourrant le mouchoir trempé dans ma poche. Cette puanteur est remontée jusqu'à l'étage des épouses et m'a fait gonfler les yeux. Vous voulez ma mort, ou quoi?

-Elle a insisté pour venir vous le dire par elle-même, ajoute Niall.

Alors que nous entrons dans les cuisines, je fais mon possible pour avoir l'air dégoûté, alors qu'en vérité, cette odeur me rappelle Manhattan et aiguise mon appétit.

-Nous avons de plus gros problèmes que vos petites allergies alimentaires, lance la cuisinière en chef en balayant une mèche de cheveux collée à son visage en sueur.

Elle désigne la fenêtre. Le ciel est d'une étrange couleur verte. Des éclairs strient les nuages. Il y a à peine une heure, le ciel était dégagé et les oiseaux chantaient.

Quelqu'un m'offre une barquette de fraises. "Arrivées de ce matin." Niall et moi en prenons chacun une poignée cependant que nous nous postons à la fenêtre. Comme pour les myrtilles, ces fruit sont d'une couleur plus,vive que ce à quoi j'ai l'habitude. Leur jus inonde ma bouche, et les petits grains se coincent entre mes molaires.

-C'est déjà la saison? demande Niall. Ça me semble un peu tôt.

-On pourrait avoir une belle tempête cette année, répond l'un des cuistots. Peut-être même une de catégorie 3.

-Qu'est ce que cela veut dire? demandé-je en mangeant une autre fraise.

-Que nos trois princesses vont se retrouvez enfermées dans le cachot, siffle la femme chef de cuisine.

J'étais sur le point de la croire lorsqu'elle me donne une bonne claque sur l'épaule et part d'un grand rire.

-Le gouverneur domanial prend grand soin de ses épouses, dit-elle. Si le vent forcit, vous devrez toutes attendre que l'orage s'éloigne dans l'abri anti ouragan. Vous faites pas de bile, Métisse, je suis sûre qu'il est très confortable; quant à nous autres, on restera aux fourneaux, à vous mitonner vos repas.

-Vous travaillez pendant les tempetes?

-Bien sûr, tant qu'il y a du courant.

-Ne vous inquiétez pas, glisse Niall. La maison ne risque pas de s'envoler.

Son air espiègle suggère qu'il a deviné que c'est ce que j'escomptais. Nous échangeons un regard, et son sourire timide se mue en un vrai, le premier que je lui voie. Je m'autorise un sourire en retour.

Mais quelques minutes plus tard, lorsque nous regagnons l'étage des épouses par l'ascenseur, un voile flotte au-dessus de nous, aussi sombre que les nuages d orage. Un chariot de plateaux repas nous sépare. De la bisque de homard pour les autres, et un petit poulet laqué pour moi, puisque je suis censée être allergique aux fruits de mer. Nous ne pipons mot. J'essaie de ne pas penser à Rose, mais je suis hantée par l'image de sa main inerte, dépassant du drap au moment où le chariot était passé. Une main qui, quelques jours auparavant, me tressait les cheveux. Je revois la tristesse dans les yeux d'Harry; que dirait-il s'il savait que son amour de jeunesse, la petite fille qui donnait des sucres aux chevaux de l'orangeraie, se fait disséquer dans cette même maison?

Seule dans ma chambre, je ne touche pas à mon déjeuner. Je prends un bain chaud, en profite pour laver le mouchoir de Niall dans les bulles puis tiens l'étoffe devant moi. J'essaie d'imaginer un autre lieu, un autre temps, où les fleurs ressemblaient à celle qui est brodée. Puissante, acérée, dangereuse et belle, elle semble posée sur une feuille de nénuphar. Je soumets cette image à ma mémoire puis entreprends des recherches à la bibliothèque. La plus ressemblante est la fleur de lotus, que l'on trouvait autrefois en Orient, et qui était peut-être originaire d'un pays appelé «Chine ». Tout ce dont je dispose, c'est une demi-page dans un almanach consacré aux plantes aquatiques ; il y est question du nénuphar, un proche cousin peut-être, mais ce n'est pas pareil. Pas si rare. Après des heures de recherche, je n'ai toujours pas trouvé de représentation valable.

Quand je pose la question à Niall, il me répond que les domestiques trouvent ces mouchoirs dans un caisson en plastique, là où les serviettes sont stockées. Il ignore qui les a commandés, et d'où ils viennent, mais il m'assure que je peux le garder, car il en reste des dizaines.

Les jours suivants, Niall m'apporte mon petit déjeuner quand les autres épouses dorment encore. Il dissimule des June Beans dans une serviette roulée ou sous l'assiette, et même une fois entre deux pancakes. Avec les morceaux de fraise, il érige des tours Eiffel ou des voiliers au mât effilé. Il laisse le plateau sur ma table de nuit et, si je suis endormie, je perçois sa présence dans mes rêves. Je sens des rubans tièdes atteindre ma conscience, et j'ai l'impression d'être en sécurité. En ouvrant les yeux, j'aperçois le couvercle argenté du plateau, et je sais qu'il est passé. Les matins où je suis déjà réveillée, nous parlons à voix basse, distinguant à peine le visage de l'autre dans l'obscurité.

Il me raconte que, d'aussi loin qu'il s'en souvienne, il a toujours été orphelin, que maître Des l'a acheté lors d'une vente aux enchères lorsqu'il avait neuf ans.

-Ce n'est pas si terrible que ça en a l'air, glisse Niall. A l'orphelinat, on apprend des tas de choses utiles comme la cuisine, la couture, le ménage. Une sorte de rapport est rédigé sur chacun, et les riches peuvent enchérir sur nous. C'est comme cela qu'on a hérité de Deirdre, Ellie et Adair.

-Vous n'avez aucun souvenir de vos parents ?

-Presque aucun. Et guère plus de souvenirs du monde extérieur.

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Réécriture ©MorganeBie

Éphémère (H.S)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant