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Nous arrivons dans une pièce à l'éclairage chaleureux, meublée de fauteuils rembourrés, comme ceux de la bibliothèque, de divans et de lits à baladins tendus de tissu diaphane aux tons de lilas et blanc. Un cadre confortable et rassurant, aux murs et aux fenêtres avec des images de paysage paisibles. La ventilation est assurée par des bouches d'aération au plafond. Cecily s'éclaircit la voix et s'extirpe de sa chaise roulante, repoussant Harry pour aller jeter un coup d'oeil à l'échiquier.

-C'est un genre de jeu? fait-elle.

-Comment? Une fille aussi brillante que toi n'a jamais appris l'art raffiné des échecs? glisse Maître Des.

Si Cecily n'avait pas envie de jouer il y a un instant, elle le veut maintenant. Elle souhaite devenir aussi raffinée que séduisante et bien élevée. Elle veut être tout ce que n'est pas une jeune fille.

-Vous m'apprenez? demande-t-elle en s'asseyant.

-Bien sûr, très chère.

Jenna, qui déteste maître Des encore plus que notre mari, referme le baldaquin autour d'un lit et fait une sieste. Les domestiques discutent robes et coutures; ils ne nous servent pas à grand-chose ici-bas, mais je suppose que maître Des voit en eux une main-d'oeuvre qui sera forte utile si d'aventure le manoir est détruit et qu'il faut nous coudre des couvertures ou repriser nos chaussettes. Harry s'assoit dans le divan, entouré de papiers et de magazines d'architecture qu'il a apportés pour s'occuper, un crayon à la main.

Je m'installe à coté de lui, ce qu'il ne remarque même pas jusqu'à ce que je demande:

-Que dessinez-vous?

Il garde ses sourcils noirs baissés, comme s'il mesurait si ce qui figure sur la feuille mérite mon attention. Puis il me montre ce qui s'avère être un crayonné très élaboré, représentant une demeure de style victorien croulant sous le lierre et les massifs de fleurs. On devine en arrière-plan la structure d'une écurie. Un porche constitué de poutre massives, des fenêtres d'apparence robuste. A l'intérieur de la maison, j'aperçois même le plancher, et des portes à la poignée desquelles pendent des vêtements. Manifestement, une famille vit ici. Une tarte est posée sur l'appui de la fenêtre, et l'on devine des mains de femme, occupées à l'y placer ou à la récupérer. La maison est représentée depuis un angle; je vois deux façades. Dans la cour, une balançoire semble avoir tout juste cessée de bouger; l'enfant qui jouait là à dû sortir du cadre du dessin. Sur le gazon, un bol dans lequel un chien va venir se désaltérer dès son retour d'une promenade dans les environs, ou d'une sieste sur le parterre de fleurs des voisins.

-Ouah, fais-je sans m'en rendre compte.

Son expression s'illumine un peu, et il dégage le fatras de papiers pour que je puisse m'asseoir plus près de lui.

-C'est juste une idée que j'ai eue. Mon père dit que je ne devrais pas dessiner de famille à l'intérieur des maisons. Selon lui, personne n'achètera un croquis "habité", car les gens veulent pouvoir s'imaginer dans cet espace, et non contempler d'autres personnes qui y vivraient déjà.

Son père se trompe, comme toujours.

-Moi, j'y vivrais bien, dis-je.

Nos épaules se touchent; nous sommes plus près l'un de l'autre que nous l'avons jamais été en dehors de mon lit.

-Cela m'aide de dessiner des gens dans une maison. Je trouve que ça leur donne, je ne sais pas, une âme.

Il me montre d'autres bâtiments qu'il a dessinés. Un ranch de plain-pied au toit plat, avec un chat qui dort sous le porche, un immeuble de bureaux gigantesque aux fenêtres miroitantes qui me rappelle Manhattan, un garage, un belvédère, ainsi qu'un magasin isolé au milieu d'un centre commercial aux contours flous. Je suis sous le choc, non seulement à cause de la précision du rendu, mais aussi de sa proximité immédiate: il s'enthousiasme en m'indiquant un détail ou en m'expliquant la façon dont il a procédé à l'agencement. Je n'aurais jamais cru qu'il puisse posséder une telle énergie. Une telle adresse, un tel talent.

Il m'est toujours apparu comme un être trop triste pour faire autre chose que s'apitoyer sur lui-même. Mais rien n'est fidèle à l'image qu'on s'en fait, ici. Ses croquis attirent l'oeil. Ils sont superbes et pleins de force. On sent que ses créations sont conçues pour durer toute une vie, comme la maison dans laquelle j'ai grandi.

-Je vendais beaucoup de dessins, dans le temps, fait-il sans suivre le fil de sa pensée.

Nous savons tous les deux pourquoi il a cessé de dessiner. Rose est tombé malade.

-Je supervisais aussi la construction. Je voyais mes idées prendre vie.

-Pourquoi ne pas recommencer? dis-je.

-Je n'ai pas le temps.

-Mais si, au contraire.

Enfin quatre ans. C'est bien peu comme avenir. A son expression, je devine qu'il doit penser la même chose.

Il me sourit, mais cette fois je n'arrive pas à lire ses pensées sur son visage. Je me dis que pendant un court instant, il m'a vue, moi, la filles aux yeux vairons. Pas une morte. Pas même un fantôme.

Il tend la main vers mon visage, et je sens le bout de ses doigts effleurer ma joue, sa main s'ouvrir comme une fleur. Il paraît sérieux et tendre. Il est plus près qu'il y a une seconde, et je me sens comme attirée par sa gravité, comme désireuse, pour une raison que j'ignore, de lui faire confiance. Je suis entre ses mains de bâtisseur et j'ai envie d'avoir confiance en lui. Ma lèvre inférieur s'affaisse, attendant le contact de la sienne.

-Moi aussi, je veux voir tes dessins! lance Cecily, ce qui me fait brusquement ouvrir les yeux.

Je retire ma main de la pliure du coude d'Harry, où elle s'était mystérieusement blottie. Je me détourne de lui, et voici venir Cecily, enceinte, suçotant un caramel qui emplit toute sa joue gauche. Me décalant, je la laisse s'asseoir entre nous, et Harry entreprend patiemment de lui montrer ses croquis.

Elle ne comprend pas pourquoi la balançoire en pneu a une corde rompue, pourquoi le fronton du magasin vide s'orne d'un cadran solaire. Elle se lasse rapidement de ce petit jeu, je le vois bien, mais elle continue à alimenter la conversation sur les croquis, car elle a toute l'attention d'Harry et ne compte pas la lâcher.

Je rejoins Jenna sur le lit, refermant le baldaquin derrière moi.

-Tu dors? chuchoté-je.

-Non, répond-elle. Tu te rends compte qu'il a failli t'embrasser?

Elle était sur le qui-vive, comme à l'accoutumée. Elle se tourne vers moi, et je vois ses yeux gris me lancer un regard intrigué.

-N'oublie pas la façon dont tu es arrivée ici, fait-elle. N'oublie pas.

-Non, jamais je n'oublierai.

Mais elle a raison.

Je m'assoupis, et les voix résonnant dans l'abri anti-ouragan semblent venir de très loin. Je rêve de tout ce que j'entends. Cecily est une petite coccinelle en jupe écossaise, et maître Des un gros criquet aux yeux de personnage de dessin animé.

-Ecoute-moi, ma fille, lui susurre-t-il, enroulant son bras velu autour de sa carapace. Ton mari a deux autres épouses. Tes soeurs. Tu ne dois pas les interrompre.

-Mais! s'écrie-t-elle, ses gros yeux pétulants emplis de chagrin, tout en suçant un caramel.

-Allons, allons, fait-il. La jalousie enlaidit ton jolie minois. Si tu venais jouer aux échecs avec ton beau-père, plutôt?

Elle est sa mascotte. Une mascotte enceinte et docile.

Fou en F5. Cavalier en E3.

Dehors, le vent se déchaîne, et j'entends se répéter à l'infini: "Il gèlera en enfer..."

"Gèlera en enfer."

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Réécriture ©MorganeBie

Éphémère (H.S)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant