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J'ouvre les yeux, suffocante. Mon cœur bat à tout rompre, le ressens la vie qui m'habite et qui m'avait désertée dans mon cauchemar. Dans la pénombre matinale, je devine à peine les yeux bleus de Niall. Je répète son nom deux fois pour tester ma voix, et aussi pour m'assurer qu'il est bien ici. J'entrevois le reflet argenté du plateau sur ma table de nuit.

- Vous étiez très agitée, murmure-t-il. Qu'est-ce que c'était

- Le sous-sol, réponds-je tout bas. J'étais piégée, je ne pouvais pas sortir.

Posant la paume de ma main sur mon front, je constate qu'il est inondé de sueur.

Je m'assois, allume la lampe. La lumière est trop forte ; je couvre mes yeux et distingue avec difficulté Niall, assis au bord de mon lit, là où, quelques heures auparavant, Jenna me racontait son propre cauchemar.

- Ce devait être une vision affreuse, convient Niall.

- Mais vous avez vu pire encore, dis-je.

Ce n'est pas une question. Il hoche la tête, la mine sombre.

- Quoi, par exemple ?

- Lady Rose a eu un bébé, dit-il. C'était il y a plus d'un an. Il n'a pas survécu. Etranglé par le cordon ombilical, je crois. Le gouverneur domanial et Lady Rose ont dispersé ses cendres dans l'orangeraie, mais je me pose des questions sur ces cendres. Je me demande s'il s'agissait bien de celles du bébé. De manière générale, quand quelqu'un meurt dans cette maison, je me demande ce qu'on fait de lui. Je n'ai jamais vu le moindre cimetière ; soit il y a des cendres, soit les corps disparaissent purement et simplement.

Rose a eu un enfant.

Je l'ignorais.

On a dispersé ses cendres, ou prétendu le faire, au milieu des orangers.

- Niall ? (Ma voix est emplie de terreur.) Je veux partir d'ici.

- Ça fait neuf ans que je suis ici. C'est la moitié de ma vie. La plupart du temps, je ne me rappelle même pas qu'il existe autre chose que cette maison.

- Et pourtant si, fais-je. Il y a l'océan, des bateaux qui prennent le large, des gens qui courent sur les trottoirs, des lampadaires qui s'allument dans les rues le soir. Des cimetières, avec des noms sur les pierres tombales. C'est ça, la vraie vie. Ce n'est pas ici.

Mais je comprends ce qu'il veut dire. Ces derniers temps, moi aussi il m'arrive d'oublier toutes ces choses.

La fête a lieu dans l'orangeraie, comme Harry nous l'a promis. Cecily passe l'après-midi à harceler la pauvre Ellie au sujet de retouches sur sa robe ou son maquillage. Ses cheveux sont coiffés, rincés puis recoiffés maintes fois. Elle m'appelle à chaque nouvel essai. Ils l'embellissent mais la laissent bien jeune. Une enfant dans les escarpins de sa mère, trop hauts pour elle, s'efforçant d'avoir l'air d'une femme.

Deirdre a conçu pour moi une robe orange passé et m'assure qu'elle me donnera une allure folle dans la lumière du soir. Elle ne touche pas à mes cheveux longs, ondulés et à la noirceur changeante. Elle n'en dit rien, mais quand elle se tient derrière moi, face au miroir, je sais quelle pense que je ressemble à Rose. Et que lorsqu'il me regarde, Harry voit en moi une sorte de réincarnation de celle qu'il a perdue à jamais. Je ne puis qu'espérer que cela m'attire ses faveurs.

Nous arrivons à l'orangeraie en début de soirée, et même avec la scène montée, l'orchestre qui règle ses instruments et toute une foule de gens que je n'ai jamais vus, je remarque sans peine que l'endroit diffère des autres jardins. Il a quelque chose de sauvage, et l'herbe qui y pousse est irrégulière, montant parfois jusqu'à mes talons inconfortables, m'arrivant par endroits aux genoux, caressant ma robe comme des doigts fins et caoutchouteux. Des fourmis font le tour du pied des verres en cristal et forment une colonne montant à l'assaut des arbres. Toute la végétation bruit et bourdonne.

La plupart des visages me sont inconnus. Parmi eux, des domestiques occupés à disposer des chauffe-plats ou des lanternes en papier. Certains invités, tous de la première génération, sont bien habillés et ont la peau tellement brillante qu'elle en paraît huileuse.

- Des collègues de maître Des, m'explique dans un murmure Deirdre, juchée sur une chaise pliante, ajustant la bretelle de mon soutien-gorge pour quelle cesse de glisser. Le gouverneur domanial n'a pas d'amis à lui. Quand Rose est tombée malade, il a même cessé de sortir de la propriété.

- Que faisait-il avant cela ? demandé-je en souriant comme si elle me régalait d'une histoire délicieuse.

- Il dessinait des maisons, répond-elle en faisant bouffer mes cheveux sur mes épaules. Voilà ! Vous êtes superbe.

Mes sœurs épouses et moi-même faisons tapisserie en début de soirée, comme nous y avaient préparées nos domestiques.

Nous nous tenons la main, partageons un verre de punch, minaudons en attendant qu'on nous présente. L'une après l'autre, nous sommes accaparées par des inconnus de la première génération le temps d'une danse. Ils posent leurs mains sur nos hanches et nos épaules, s approchant un peu trop, nous forçant à respirer l'étoffe de leur costume impeccable et les effluves de leur après-rasage. J'en viens à attendre avec impatience le moment où ils me libéreront, afin d aller reprendre mon souffle sous les orangers. Jenna se tient à mon côté, enivrée par la danse. En dépit de sa haine perpétuelle envers sa captivité, c'est une danseuse exceptionnelle. Que le rythme soit lent ou rapide, son corps se meut comme une flamme, ou une ballerine de boîte à musique. Elle sourit à notre époux tout en évoluant, et celui-ci rougit, conquis par sa beauté. Mais je sais ce que signifie réellement ce sourire. Je devine ce qui l'amuse dans cette soirée : le fait que sa défunte épouse hante ces lieux, qu'il soit à l'agonie, et qu'elle fasse tout pour que sa douleur ne s'efface jamais. Son sourire est une vengeance.

Elle se retrouve à côté de moi et cueille une orange. La faisant tourner entre ses mains, elle lance :

- Je pense qu'on va s'en sortir sans problème, ce soir.

- Que veux-tu dire ?

Elle désigne un point face à nous ; Cecily danse un slow dans les bras de Harry. L'éclat de ses dents blanches se voit d'ici.

- Elle a pris possession de son cœur pour l'instant, répond Jenna. Il ne l'a pas lâchée une seule seconde.

- Tu as raison.

Il a accordé toutes ses danses à Cecily, passant le temps qui lui restait à admirer Jenna. Il ne m'a pas regardée du tout.

Jenna, s'étant fait de nombreux admirateurs grâce à sa souplesse et son sourire enjôleur, est entraînée dans une autre danse. Je reste seule à siroter du punch dans un verre en cristal. Alors qu'une brise rafraîchissante agite mes cheveux, je me demande où Rose a pu tomber malade. Est-ce à l'endroit où des domestiques se disputent à propos du poulet, qu'on a préparé en trop petite quantité pour l'occasion ? Là où Cecily et Harry ont quitté la piste de danse pour aller glousser dans l'herbe haute ? Et où a-t-on dispersé ses cendres ? Etaient-ce seulement les siennes, et qu'est réellement devenu l'enfant mort-né de Harry et Rose ?

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Double poste !!!! J'espère poster aussi Mercredi mais je ne promets rien!!

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Réécriture ©MorganeBie

Éphémère (H.S)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant