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D'où je me trouve, je peux voir le léger renflement qui se devine sous sa chemise de nuit. Et je sens un vague relent de vomi sous son parfum. Elle a les cheveux défaits, le visage cireux. Même si j'ai le plus grand mal à l'admettre, je comprends son aigreur. Ce qu'elle endure est trop pour une fille de son âge.

- Tiens, dis-je en sortant de mon tiroir l'un des bonbons rouges que Deirdre m'avait donnés le jour du mariage. Ça devrait calmer un peu ton estomac.

Elle s'en saisit, le met dans sa bouche et produit un « Mmm » de contentement.

- Et tu sais, pendant l'accouchement, je vais en baver. Je peux même en mourir.

- Mais non, dis-je en chassant le souvenir de la mère de Harry, morte en couches.

- Mais ça se peut, fait-elle.

Toute intonation de défi a disparu. Elle regarde le papier de bonbon dans sa main d'un air presque effrayé.

- Alors ils peuvent bien m'apporter tout ce que je demande.

Je m'assois à côté d'elle et l'étreins. Elle pose la tête sur mon épaule.

- D'accord, fais-je. C'est normal que tu aies tout ce que tu veux. Mais tu sais, on attrape mieux les mouches avec du miel qu'avec du vinaigre.

- Qu'est-ce que ça veut dire ?

- C'est une expression qu'employait ma mère. Ça signifie que si on est gentil avec les gens, ils sont plus disposés à rendre service. Ils vont même jusqu'à se plier en quatre.

- C'est pour ça que tu es gentille avec lui ?

- Qui ça ?

- Ce domestique, avec qui tu discutes sans arrêt.

- Peut-être. (Je sens mes joues devenir brûlantes. Heureusement, Cecily ne me regarde pas.) J'aime bien être gentille, c'est tout.

- Tu ne devrais pas l'être autant, dit-elle. Les gens vont se faire des idées.

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Harry est tellement comblé par la grossesse, et l'humeur qui règne dans le manoir est si radieuse, qu'il nous laisse libres d'aller et venir où bon nous semble dans la maison et les jardins. Une fois seule, je cherche la route qui traverse les arbres et mène au monde extérieur, et par laquelle on m'a amenée jusqu'ici, mais je suis incapable de la dénicher. Maître Des sort parfois de la propriété pour aller travailler à sa clinique, mais le gazon a dû subir un traitement spécial pour résister aux pneus, car je ne trouve nulle trace partant du garage. Niall a parlé d'éternité à propos de cet endroit ; je commence à croire qu'il a raison. Ni début ni fin. Et où que j'aille, je finis toujours par retomber sur le manoir.

Autrefois, mon père me racontait des histoires de fêtes foraines. Il appelait ça « des fêtes pour quand il n'y a rien à fêter ». Quand il était enfant, à la fête foraine, il payait 10 dollars pour entrer dans la maison des illusions. Il me l'a décrite maintes fois : des miroirs tordus dans lesquels on se voit plus petit ou plus grand ; des juxtapositions de miroirs donnant l'impression d'un portail qui ouvre sur l'infini. Selon lui, cette maison semblait ne pas avoir de fin, se prolonger indéfiniment, alors que, vue de l'extérieur, elle n'était pas plus grande qu'une cabane à outils. Le truc consistait à déjouer l'illusion d'optique, car la sortie était bien plus proche qu'il n'y paraissait.

Je n'avais jamais saisi son propos jusqu'à aujourd'hui. J'erre dans la roseraie, sur les courts de tennis, dans le dédale de haies, essayant d'en appeler à lui. Je l'imagine en train de m'observer d'en haut, de suivre mes déambulations, alors que la sortie est à : portée de main.

Éphémère (H.S)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant