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Je suis malade le reste de l'après-midi.

Jenna me tient les cheveux en arrière pendant que je suis secouée de spasmes au-dessus de la cuvette des toilettes, sans parvenir à vomir.

— Tu as peut-être un peu trop bu, dit-elle de sa voix douce.

Mais ce n'est pas le problème ; je sais que ce n'est pas ça. M'éloignant de la lunette, je m'assois sur le carrelage, mains posées sur les genoux, au désespoir. Les larmes affluent, mais je refuse de les laisser couler. Je ne donnerai pas cette satisfaction à Des.

— Il faut qu'on parle, lui glissé-je.

Je lui déballe tout. Le corps de Rose au sous-sol, le baiser échangé avec Niall, Harry qui n'a aucune idée d'où nous venons, le pouvoir absolu qu'exerce Des sur nos vies. Je lui parle même de l'enfant mort-né de Rose et Harry.

Jenna s'agenouille près de moi, humectant mon front et ma nuque à l'aide d'un linge mouillé. Ça fait du bien malgré mon désarroi ; je pose ma tête sur son épaule et ferme les yeux.

— C'est un cauchemar, cette maison, dis-je.

Juste au moment où je commençais à penser que ce n'est pas si terrible, ça va de mal en pis. Et je n'arrive pas à me réveiller pour sortir de ce mauvais rêve. Maître Des est un monstre.

— Je ne crois pas que maître Des irait jusqu'à tuer son petit-fils du sa petite-fille, lance Jenna. Si tu dis vrai et qu'il se sert du cadavre de Rose pour trouver un antidote, c'est qu'il tient à la vie de sa descendance, non ?

Je tiens parole et m'abstiens de lui révéler ce que Deirdre m'a appris : que l'enfant mort-né ne l'était pas. Mais cette pensée me hante.

Je m'efforce de croire que Jenna a raison.

Pourquoi Des aurait-il tué sa petite-fille ? Il n'a eu que des fils, c'est vrai ; peut-être a-t-il une préférence pour les mâles. Mais une petite-fille se serait montrée utile, ne fût-ce qu'en tant que future mère. Il arrive même aux filles des familles riches de choisir leur mari, et elles prévalent sur leurs sœurs épouses. Quant à Des, il n'est pas du genre à gaspiller : objets, vivants, morts, tout lui est bon.

Mais je sais au fond de moi que Deirdre et Rose ont bien entendu le bébé pleurer. Et l'absence de Harry à ce moment-là ne m'apparaît pas comme une coïncidence. Cette pensée entraîne un nouvel accès de nausée. La voix de Jenna semble me parvenir de très loin quand, remarquant ma pâleur extrême, elle me demande si tout va bien.

— Si jamais il arrive malheur à Cecily ou au bébé, je vais craquer, avoué-je.

Jenna me frotte le bras dans un geste de réconfort.

— Il n'arrivera rien de tel.

Nous restons silencieuses quelques instants, et je pense à toutes les horreurs que l'on est susceptible d'infliger à Niall au sous-sol. Je l'imagine maltraité, battu, anesthésié. Je ne peux le croire déjà mort. Je repense au bruit dans le couloir, quand nous nous sommes embrassés, à cette folie d'avoir laissé la porte ouverte, à l'atlas qu'il a volé dans la bibliothèque, et qui se trouve toujours sur ma table de nuit. Et je sais que tout est ma faute.

Je suis responsable de ses malheurs. Avant mon arrivée, c'était un serviteur insouciant, heureux, qui avait tout oublié du monde extérieur. C'est une existence misérable, mais préférable à la mort.

Et à l'épouvantable sous-sol aveugle de Des.

Je pense au livre que Harry m'a lu pendant ma convalescence. Frankenstein. L'histoire d'un fou qui façonne un être humain à partir de cadavres. Je revois la main froide de Rose, le vernis à ongles rose, les yeux bleus de Niall ; j'imagine le cœur d'un enfant mort-né, guère plus gros qu'un caillou. Avant même d'en prendre conscience, j'ai avancé jusqu'aux toilettes et je vomis. Jenna me tient les cheveux, et le monde est pris d'une folle sarabande. Mais pas le monde réel. Le monde de Des.

Éphémère (H.S)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant