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Je m'assois à mon tour, prenant conscience de ce qu'elle me demande.

- Tu pensais que j'étais une prostituée ? fais-je.

- Non, pas vraiment. Tu semblés trop délicate pour ça. Mais je me suis dit... Que reste-t-il à une fille pour se débrouiller ?

Je repense à toutes ces jeunes femmes qui dansent dans les parcs, les nuits de la Saint-Sylvestre, à celles qui se glissent dans une voiture en compagnie d'un homme fortuné de la première génération. Et à tous les bordels du quartier chaud, avec leurs fenêtres aveugles. Parfois, une porte s'ouvrait quand je passais devant, et j'entendais alors les pulsations de la musique, apercevais un arc-en-ciel de lumière. Je revois Jenna danser si adroitement lors de cette soirée à l'orangeraie, le magnétisme qu'elle exerçait sur tous ces hommes quelle méprise. Sa vie s'est déroulée dans l'un de ces lieux sombres et secrets, devant lesquels j'osais à peine passer.

- Je croyais qu'on avait assez pour se débrouiller à l'orphelinat, dis-je en comprenant aussitôt que ça ne peut pas être la vérité.

Zayn et moi avons découragé plus d'un orphelin qui tentait de nous cambrioler. Nous n'aurions pas eu à le faire si les orphelinats leur fournissaient le nécessaire.

Jenna se recouche sur le dos, et je l'imite.

- Tu es sérieuse ? fait-elle. Ainsi, tu n'as jamais...

- Non, rétorqué-je, sur la défensive.

Dans mon esprit, Jenna se matérialise peu à peu sous un autre jour. Mais je me garde bien de la juger. Je ne lui en veux pas. Elle l'a dit elle-même, le monde est ainsi fait.

- En tout cas, je ne sais pas pourquoi il n'est pas venu te voir. J'ai dans l'idée que rien n'arrive par hasard, ici.

- Je ne comprends pas, dis-je. Si tu le détestes à ce point, pourquoi ne pas refuser ? Harry est un faible, je ne l'imagine pas s'imposant à l'une ou l'autre de nous.

Cela étant, il m'est arrivé plus d'une fois de me demander pourquoi Harry n'a pas insisté pour consommer notre mariage. A-t-il senti mon hésitation et décidé de me laisser du temps ? Sa patience durera-t-elle indéfiniment ?

Elle se tourne vers moi, et je pourrais jurer qu'il y a de la peur dans ses yeux gris.

- Ce n'est pas lui qui m'inquiète, dit-elle.

- Qui alors ? Maître Des ?

Elle hoche la tête.

Je repense au corps de Rose dans le sous-sol. A tous ces couloirs sinistres menant Dieu sait où. Et je pressens que Jenna, en fine observatrice qu'elle est, a trouvé d'elle-même des raisons de redouter quelque chose. La question est suspendue à mes lèvres : Jenna, que t'a fait maître Des ?

Mais je crains trop sa réponse. L'image de la main de Rose pendant sous un drap fait naître un frisson glacé dans mon dos. Des choses affreuses, dangereuses, sont tapies derrière la beauté de façade de ce manoir. Et je donnerais cher pour être loin d'ici avant de savoir de quoi il retourne.

*

On dirait que les feuilles se parent sans cesse de nouvelles couleurs. Cela fait six mois que je suis ici. J'évite maître Des autant que possible. Et au dîner, lorsqu'il discute avec moi du repas ou du temps qu'il fait, j'essaie de sourire, de ne pas montrer que le son de sa voix fait courir des cafards le long de ma colonne vertébrale.

Un après-midi, Harry me trouve seule dans l'orangeraie, étendue sur l'herbe ; j'ignore s'il me cherchait, ou s'il venait ici pour s'isoler. Je lui souris, me disant que je suis contente de le voir. Depuis qu'il a reporté l'essentiel de son attention sur ma jeune sœur épouse, je n'ai guère l'occasion de gagner ses faveurs. Nous voici tous deux dans le lieu préféré de sa défunte femme, et je sens qu'il y a là l'occasion de tisser un lien avec lui.

Éphémère (H.S)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant