I - 6. Le Palais

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Isabella regardait le ciel. Que les étoiles étaient belles... Elle voulut regarder la lune, mais la lune n'était pas là. À la place, gravitait une sphère qui ressemblait à de la barbe à papa, avec un gros anneau d'argent tournoyant autour. C'était beau ! Isabella voulait en prendre un bout. Comme elle était couchée, elle se leva et se mit à courir. Elle se rendit compte, alors, qu'à chacun de ses pas, elle franchissait des collines entières ! Le vent s'engouffrait dans ses cheveux. Isabella rit.

Tout à coup, la sphère de barbe à papa se métamorphosa. Il s'agissait dorénavant du visage d'une très belle femme, à la peau laiteuse et aux cheveux noire comme l'aile d'un corbeau. C'était sa mère. Isabella reconnaissait les chignons de chaque côté de sa nuque. La femme se mit à chanter :

Este galapaguito

no tiene mare;

lo parió una gitana,

lo echó a la calle.

No tiene mare, sí,

no tiene mare, no;

no tiene mare,

lo echó a la calle.

Este niño chiquito

no tiene cuna;

su padre es carpinteroy le hará una.

Elle fredonnait avec la voix de la nourrice d'Isabella, un timbre frêle et ténu. La petite fille connaissait cette berceuse ; la vielle femme la lui murmurait tous les jours au moment de dormir. Une drôle d'émotion se frayait un chemin dans son cœur. Elle avait la sensation que la berceuse venait du passé. Que des siècles s'étaient écoulés depuis qu'elle l'avait entendu. Quand la lui avait-on chanté pour la dernière fois ?

"Il est l'heure..."

La chanson racontait l'histoire d'une petite tortue qui n'avait pas de maman, mais dont le père, menuisier, fabriquait un berceau. Alors, Isabella se mit à pleurer. Ses larmes roulaient sur ses joues, puis tombaient et dévalaient la colline à toute allure pour former un ruisseau cascadant.

"Réveille-toi ! L'Elio est déjà levé."

Pourquoi sa mère avait-elle cessé de chanter ? À qui appartenait cette voix féminine qui venait interrompre ses pleurs ? Avant même de sentir le frottement des draps sur sa peau et de percevoir la lumière à travers ses paupières, Isabella devina qu'elle était sortie de son sommeil.

— Non... murmura-t-elle.

Elle ne voulait pas quitter la douce berceuse de sa nourrice ! Et elle voulait revoir le visage de sa mère ! Encore une fois... Elle pressa étroitement les yeux dans l'espoir de se rendormir, mais plus elle essayait, plus les dernières bribes de son rêve s'échappaient.

— Te voilà enfin réveillée ! On est presque dans la septième période de la troisième partie !

Isabella entrouvrit les paupières. La lumière matinale l'aveugla un instant. Ou se trouvait-elle ? Ce n'était pas sa chambre ! Et cette silhouette devant la fenêtre, à qui appartenait-elle ? La fillette battit des cils en se redressant sur le coussin circulaire qui lui avait servi de lit. Elle ne se souvenait pas s'y être couchée ! A vrai dire, elle ne se souvenait pas du moment où elle s'était endormie... La panique la réveilla tout à fait.

Elle leva la tête. Son regard tomba sur la jeune femme qui se mouvait vers la baie. La balle de la mémoire lui transperça le crâne avec la force d'un ouragan.

Oh mon Dieu. Je suis dans un autre monde.

Une farandole d'émotions se ruèrent en elle, tantôt distinctes, tantôt mélangées : une peur viscérale, l'angoisse nouante de l'inconnu, l'incrédulité - elle, Isabella, avait fait ça ! - puis une joie pétrifiante, une excitation bouillonnante, une curiosité assoiffante, cette alliance de nervosité, d'envie de rentrer vers la sécurité, et d'euphorie.

ErzikOù les histoires vivent. Découvrez maintenant