I - 14. Calculs et théories

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Si Sihimanus n'avait pas toqué à la porte du magasin de prothèse, Isabella aurait cru qu'il s'agissait d'une échoppe abandonnée. Coincée entre deux édifices étincelants de propreté, l'étroit bâtiment rappelait beaucoup un biscuit qui aurait roulé sous un meuble, prit le temps de s'y ramollir, puis qu'on aurait remis dans sa boîte avec les autres, encore couvert de poussière. Le propriétaire ne devait pas avoir un grand sens du commerce.

Les quatre visiteurs attendirent un moment sous le panneau grinçant, sur lequel Isabella supposa qu'il était inscrit quelque chose comme "fabricant de prothèses" (mais elle ne pouvait pas en être sûre étant donné qu'elle ne comprenait rien à l'alphabet nartizi). Elle se demanda si seulement des prothèses d'oreilles étaient fabriquées ici, ou si l'on pouvait y trouver des fausses jambes, bras, pieds... Pendant quelque temps, au manoir, il y avait eu un chauffeur qui portait une jambe de bois. Isabella avait toujours eu peur de lui. Elle s'en voulait un peu maintenant qu'elle était plus grande.

La rue dans laquelle se trouvait le magasin ne ressemblait pas aux deux autres qu'Isabella avait traversées. Pour commencer, il y avait beaucoup moins de monde, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Elle devina un lien de causalité avec l'éloignement de la Grande Place et du Palais. Ensuite, la route pavée s'arrondissait au carrefour pour former une petite place. Une statue de pierre représentant une femme armée jusqu'au dent trônait au milieu.

Les yeux d'Isabella guettèrent l'endroit. Des fourmillements remontèrent dans ses bras et dans ses jambes. Pourquoi avait-elle l'impression que Féltèr était derrière elle, attendant le bon moment pour l'attraper ?

Finalement, la porte s'ouvrit. Nozikaa parcourut de la tête aux pieds l'homme courbé qui se tenait là, et haussa un sourcil, comme si elle s'était trouvée face à quelque chose de vraiment dégoûtant. Isabella devait avouer que rien dans l'apparence du propriétaire ne l'encourageait à entrer. Il était à l'image de son échoppe : maigre, sale, affaissé et en total décalage avec ses pairs, beaux et élancés.

- Que la Bonne Fortune vous accompagne ! salua Sihimanus, aussi enjoué que s'il parlait au roi. Nous venons pour des prothèses d'oreilles.

- Suivez-moi, grinça l'homme, son visage se fendant en un sourire dérangeant.

Ils pénétrèrent à la queue-leu-leu dans le magasin et grimpèrent une volée de marches branlantes. Lorsqu'elle mit pied dans la salle, ce fut comme si Isabella était de nouveau entrée dans un autre monde : la devanture du magasin l'avait conduite sur une fausse piste ! De chauds rayons de soleil se déversaient dans la pièce. On voyait les grains de poussière qui s'élevaient dans l'air depuis l'épaisse moquette orange. À la lumière éclatante, elle voyait des banquettes contre les murs, des affiches qui décomposaient la structure interne d'une oreille, des doigts blanchâtres plus vrais que nature, alignés dans les vitrines centrales, un comptoir composé de milles tiroirs étiquetés... Au fond de la pièce, un outil mécanisé mélangeait une substance élastique en ronronnant tranquillement. On sentait la cire chaude à plein nez. C'était comme si tous les efforts de présentations avaient été concentrés ici, au détriment de la façade abîmée.

- Lequel d'entre vous a besoin de prothèse ? minauda le vendeur.

Tous se tournèrent vers Isabella. Cette dernière repéra une surprise fugace dans le regard de l'homme, mais pas pour les raisons qu'elle imaginait :

- Et qui va payer ?

Il avait perdu son sourire-grimace.

- Je m'occupe de ça, garantit Sihimanus.

- Parfait.

Le sourire de retour, l'homme s'approcha d'Isabella et souleva une mèche de cheveux qui s'était échappé de son chignon droit. Un frisson d'effroi parcourut la nuque de la fillette.

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