01 : Van Gogh

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VAN GOGH

À toutes les filles qui ont un père qui a brisé leur cœur avant même qu'un garçon puisse le faire

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À toutes les filles qui ont un père qui a brisé leur cœur avant même qu'un garçon puisse le faire.


Debout face à la baie vitrée de mon petit appartement, j'observais la ville de New York qui semblait insignifiante sous mes pieds. L'obscurité avait englouti le soleil. D'où je me tenais, je pouvais apercevoir quelques gratte-ciel illuminés, mais pas les passants dans les rues bondées de la nouvelle-Amsterdam. À mon effigie, cette ville était insomniaque. Je ne jouissais pas d'une des meilleures vues, mais je me sentais suffisamment chanceuse que celle-ci ne donnait pas sur un conduit d'aération comme la majorité des étudiants de mon université.

Il était une heure du matin, je venais de foutre dehors le garçon avec qui j'avais passé la nuit, nous évitant le moment gênant de la conversation du matin. Pas de lendemain, pas d'attaches. J'avais toujours fonctionné ainsi. Avec pour seule compagnie le clair de lune, je me sentais renaître.  Dans l'obscurité, j'étais une personne différente. Lorsque le soleil ne pointait pas le bout de son nez, je pouvais être moi-même. C'était ce moment de la journée qui aiguisait ma créativité.

Victime de ma vie, je me sentais seule au monde, plus isolée que jamais. D'où ma venue à New York, je pensais que c'était impossible de se sentir seule dans une ville aussi grande et bondée de monde. C'était faux. Mon état avait empiré. Pourtant, l'art m'avait toujours fait oublier. L'art était ma planche de salut, ma thérapie. L'art était immortel. Comme moi. Si on se fiait à la signification du prénom Emris. Néanmoins, je n'étais personne. J'étais invisible. Et c'est parce que je me sentais insignifiante que je m'obligeais à laisser ma marque sur ce monde, aussi infime soit elle.

Ma chambre était minuscule comparée à celle que je possédais durant mon enfance. Mais étrangement, je m'y sentais plus chez moi que n'importe où. Cette dernière était froide et impersonnelle au premier abord. Les murs étaient blancs et épurés, et la grande baie vitrée ne possédait pas de rideaux. Un lit qui comptabilisait plus de mecs que de nuits complètes, sans cauchemars ou crise de nerfs trônait au milieu de la pièce. Mais les bouteilles de vin dans le tiroir de mon chevet, les toiles blanches qui jonchaient le sol, les livres fantastiques empilés les uns sur les autres, le chevalet face à la baie vitrée et l'armoire remplie de vêtements noirs étaient la preuve qu'il s'agissait bel et bien de ma chambre. 

Ma valise était posée dans un coin de ma chambre, me rappelant que demain je m'envolais pour Carpinteria, une ville Californienne dans laquelle j'avais grandi. J'étais contrainte d'y passer mes vacances d'été avec ma famille. Sinon papa Stewart me couperait les vivres et adieu l'université et la vie New-Yorkaise. Une soudaine vague de colère et de frustration s'empara de moi, me suppliant d'évacuer ses émotions néfastes.     De ne pas les refouler comme je le faisais si bien durant mon adolescence. Cette tentative ratée d'être une gentille fille à papa m'avait directement conduite sur un lit d'hôpital pour tentative de suicide. Pas cool du tout.

Avec lenteur, je me dirigeais vers mon téléphone que je connectai à une enceinte et lançai une musique de mon groupe de rock préféré, me plongeant dans mon univers. La musique résonnait dans tout l'appartement. Et sûrement dans tout l'immeuble. Tant pis, les voisins laisseraient une note sur ma porte ou appelleraient la police pour tapage nocturne. Ce n'était pas la première fois que cela se produisait. Mais honnêtement, je n'en avais rien à foutre.

Une toile vierge m'attendait au milieu de ma chambre, prête à accueillir ma colère, à l'encaisser. Je commençai à me déhancher au rythme de la musique tout en me dirigeant vers mon chevet pour m'emparer d'une de mes bouteilles de vin déjà entamée. J'attrapai la toile et la posai sur le chevalet qui faisait face aux gratte-ciel illuminés de New York. Me rappelant l'existence de la bouteille que je tenais fermement dans le creux de ma main, je l'apportai à mes lèvres afin de laisser le liquide rouge couler le long de ma gorge, de savourer le goût âcre et sucré de cet alcool. Je n'étais pas alcoolique, mais des fois, la boisson était mon seul moyen de me détendre.

Mon matériel de peinture était soigneusement rangé dans mon armoire. J'y tenais encore plus qu'à n'importe quel objet dans cette pièce. Dans le monde. L'art était pour moi une métaphore du contrôle. L'art me permettait de manipuler mon petit monde en lui retournant le cerveau, de faire mes propres choix, en commençant par celui de la toile. D'être en charge. Du moins, j'en avais l'impression. Tout en continuant à danser au rythme de la musique, je m'emparai des couleurs qui me parlaient le plus. Le rouge, le blanc et le noir.  La colère, le bien, et le mal. Le sang, la pureté et les ténèbres.

Armée d'un gros pinceau, je commençai à représenter les premières formes. Plus le rythme s'accélérait, plus ma démence prenait le dessus. Je n'étais plus maître de moi-même, je tournai sur moi-même, enchaînant les gorgées de vin et me laissant submerger par la musique et mes émotions. Je m'amusai à déchirer la toile, à la peindre, puis à la redéchirer et à la griffer. Mes démons prenaient le dessus. J'avais honte d'avoir besoin de ça pour me libérer, j'avais honte de leur laisser leur libre arbitre une fois la nuit tombée. J'avais honte d'être comme ça. De ne pas être capable de maîtriser le feu qui brûlait en moi. 

L'adrénaline mélangée à la rage pulsait dans mes veines. Je ressemblais plus à une adolescente qu'à une jeune adulte. En sautant sur moi-même, je chantais les paroles de la chanson tout en continuant à m'acharner sur la pauvre toile qui n'avait rien demandé.

Toute ma vie j'avais prétendue être l'œil dans la tempête, le calme dans la folie, le silence dans le chaos. Mais en réalité, je n'étais qu'une gamine effrayée. Effrayée de sombrer dans l'oubli.

Mes joues étaient recouvertes de larmes, je léchai leur sel lorsqu'elles atteignaient mes lèvres. Mes cheveux blonds que je chérissais tant enfant, eux, étaient en batailles. J'étais vêtue d'un simple débardeur blanc, remontant légèrement. Ce dernier était désormais recouvert de peinture. Ma culotte en coton et mes cuisses avaient subi le même sort. J'avais sûrement l'air pathétique, mais j'étais vivante. Et pleine de rage. 

Je n'étais pas faite d'or ou d'acier. J'étais faite de boue. De tellement de boue.

Finalement épuisée, je me laisse tomber sur la moquette de ma chambre, contemplant les dégâts que j'avais causé. J'étais recouverte de peinture et de transpiration. Tout comme le sol. Les pinceaux étaient négligemment posés au sol. Mon regard remonta finalement sur mon œuvre d'art, sur ma colère.

J'avais représenté une vague similaire à celle de La Grande Vague de kanagawa, sauf que la mienne n'était pas d'un bleue profond, non, ses couleurs évoquaient celles de l'enfer. De mon enfer. À certains endroits se trouvaient des griffures ou d'infimes déchirures. Je devenais aussi confuse que Van Gogh, j'étais bonne pour l'asile.

VenimeuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant