16 : Les Maîtres Du Jeu ?

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LES MAÎTRES DU JEU ?

✧ LES MAÎTRES DU JEU ? ✧

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"Humbert était parfaitement capable de forniquer avec Ève, mais c'était Lilith qu'il rêvait de posséder." 

Pervers !

Je levai les yeux au ciel avant de fermer mon livre, désespérée. Ce Humbert Humbert était encore plus dérangé que moi, et je l'étais. Énormément. Son attirance pour la pauvre Lolita était plus malsaine que la mienne pour le petit ami de ma sœur. 

Assise sous le perron de la résidence de mes parents, le livre en mauvais état sur mes genoux, je me demandais pourquoi je lisais ce bouquin. En général, je me foutais des livres qui faisaient polémique dans notre société. Presque autant que je me foutais de l'artiste allemand Gunther Von Hagens et de son art, aussi flippant était-il. 

Mais, j'avais envie de comprendre comment des personnes pouvaient romantiser la relation du vieil homme et de cette fillette de douze ans, ces répétitions de viols et de manipulations. Je ne comprenais toujours pas, et ça m'agaçait. Étaient-ils stupides ? Sûrement. 

Une chose était sûre : il fallait du sang-froid pour lire le chef-d'œuvre de Vladimir Nabokov. Et à l'instant, je n'en avais pas. Alors j'attrapai ma liseuse, qui était posée à côté de moi, et commença une énième romance érotique dans l'espoir d'oublier mon existence. Mon insignifiante existence. 

— Tu lis quoi ? 

Nathan. 

Mon cœur rata un battement. Il s'installa à mes côtés et attrapa le bouquin sur mes genoux avant de le feuilleter. 

Ouais, rien à foutre de la rédemption.

— Une romance, déclarai-je, posant mon regard sur lui. 

Ses cheveux étaient en batailles, son regard rivé sur Lolita, une ombre dansant sur son beau visage. Je portai mon regard sur ses mains rugueuses tout en essayant de l'imaginer sculpter le corps d'une femme, recouvert de poussière et des cernes sous ses yeux tant il s'acharnait sur son projet, trop passionné pour se résoudre à s'arrêter.

Si ce n'était pas le copain de ma sœur, je me serais jetée sur lui, le suppliant de me faire goûter à l'enfer. Pourtant, je ne pouvais pas. Je n'avais jamais été la meilleure sœur, mais Eleena était la gentillesse et la douceur incarnée. Elle était une étoile qui brillait, et mon devoir était de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour la préserver à tout jamais, l'empêcher de s'éteindre. De subir le même sort que moi et d'errer sur Terre sans but précis avec pour seule arme, sa créativité. Je lui devais bien ça.

— De quoi ça parle ?

Il fixait désormais la cicatrice sur mon cou, se rappelant sûrement du premier soir, celui où il me défendait de l'approcher, de tout raconter à ma grande sœur, ne se doutant pas une seule seconde que, moi aussi, je savais jouer. En écho à sa réaction, j'observai l'entaille que je lui avais infligée. À l'instar de la mienne, celle-ci cicatrisait bien, même si elle était plus large et plus profonde. 

J'étais aussi tranchante que mes démons, il aurait dû le savoir avant de s'engager dans une pente aussi glissante. Parce que désormais, aucun de nous deux était capable d'admettre la défaite, trop désireux d'avoir une quelconque emprise sur l'autre. Et beaucoup trop égoïstes pour penser au mal que nous pouvions faire à la personne qui nous aimait plus que tout au monde. 

— Une fille avec un frère abusif qui tombe amoureuse d'un garçon de son lycée, répondis-je sans donner plus de détails. 

Nathan laissa échapper un rire moqueur.     

— T'es pas trop grande pour lire ce genre d'histoires, Emris ? Ce que je veux dire par là c'est que, oui tu as clairement des problèmes avec ton père, mais c'est le genre de roman qu'on donne aux pré-adolescentes pour qu'elles pensent que quelqu'un leur donnera l'amour que papa ne leur a jamais donné. 

Le bâtard. 

— Dit le mec qui a lu Orgueil et préjugés. 

— Pour l'école. Je l'ai lu pour l'école, je ne suis pas en quête d'amour, Emris. Et si tu ne l'avais déjà pas remarqué, je ne suis pas du genre romantique. 

Alors que faisait-il avec Eleena ? Que faisait-il avec elle alors qu'elle était amoureuse des comédies romantiques et des histoires de princes charmants ? 

Cependant, je ne lui posai pas la question. Plus je restai loin de leur couple, mieux je me portais. Et je ne voulais pas me trouver des excuses pour ce qui se passait avec Nathan. Je ne voulais pas devenir ce genre de fille. Celles qui proclament haut et fort que c'était la faute de la copine, qu'elle ne rendait pas heureux son copain, qu'ils n'étaient pas compatibles. Je ne voulais pas blâmer Eleena.

— Et moi, je n'ai pas de problèmes avec mon père. 

Je ne savais pas si j'essayais de convaincre Nathan ou ma personne. 

— Je vois comment tu le regardes dès que tu ouvres la bouche à table. Tu cherches son approbation et c'est pathétique. 

Pathétique. Pathétique. Pathétique. Pathétique. J'étais pathétique

Ce mot courait dangereusement dans mes veines, forçant le passage dans mon cerveau. Nathan n'avait pas idée de la tempête qu'il venait de commencer sous ma peau. 

Papa qui prenait Eleena dans ses bras. Papa qui disait à Eleena à quel point il était fier d'elle. Papa qui voyait Eleena comme sa fierté. Papa qui se fichait de ma tentative de suicide. Papa qui me demandait d'un peu plus ressembler à ma sœur. D'avoir l'air normale. 

Papa qui aimait plus Eleena que moi. 

Le silence était le cri le plus puissant sur Terre, le plus douloureux. Et même si ça me tuait que Nathan ravive ce démon, je changeai de sujet. 

Il ne devait pas voir mes faiblesses.

— En plus, ce livre n'a rien à voir avec ces livres niais que tu as en tête. La fille repousse le garçon par peur de tomber dans une énième relation abusive. 

— Ils terminent ensemble ? 

— Je n'ai pas terminé le livre, Nathan. 

— Dans ce cas, est-ce que tu penses qu'ils termineront ensemble ?     

Il m'observait avec insistance, attendant ma réponse. Où était Eleena, putain ? 

— Non, fis-je honnêtement. Peu importe à quel point le garçon est attentionné, elle a besoin de quelqu'un qui vit la même chose qu'elle. Quelqu'un qui connaît les démons qui l'habitent et qui sait les apprivoiser.

J'appuie ma joue contre la paume de ma main, pensive sans quitter son regard des yeux. Ils brillaient d'une telle intensité que je souhaitais les dessiner, pouvoir représenter ce je-ne-sais-quoi qui me subjuguait tant. 

— Même si c'était le cas si elle n'est pas capable de guérir, sa fin tragique est inévitable. 

Inévitable. 

— Est-ce que tu penses que guérir est possible ? Demandai-je, priant pour que sa réponse soit positive. 

— Non. La rédemption est un mythe. 

J'acquiesçai. 

— Lorsque tu es damné, tu es damné. Impossible de revenir en arrière et de connaître la simplicité de la vie, le bonheur. 

Un voile de tristesse recouvrit ses yeux, et je compris que Nathan et moi étions similaires. Nous donnions l'impression aux autres d'être les maîtres du jeu, alors que nous étions prisonniers de ce dernier. 

Nous l'étions depuis si longtemps, que nous ne savions plus à quoi ressemblait la liberté. Pour toujours, nous serions malheureux et tenus en chaînes par nos démons. Peu importait si nos comportements devenaient abusifs, nous avions perdu.

VenimeuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant