Un pas, un autre, encore un, une flaque d'eau, un pas, un autre pas, un angle, un pas. Et les écouteurs dans les oreilles, Reiko passe son chemin sans lever les yeux sur la ville encore endormie.
Elle serre sa main sur sa bandoulière, son petit déjeuner lourd sur l'estomac. A une époque, elle n'en prenait pas du tout, mais passée l'idée de l'économie, elle avait fini par en avoir besoin pour soulager plusieurs carences.
Avant de traverser la grande cour de son lycée de ville, elle renoue sa cravate correctement, plissant sa veste du plat des mains une dernière fois, avant de les glisser dans son pantalon d'uniforme. Elle fait quelques pas, son casque la coupant de la plupart des bruits extérieurs, passant une musique électrolyte, sautant d'un morceau classique aux gueulantes d'un rap agressif, pour revenir sur un instrumental jazz, ou écouter une Américaine chanter de sa voix d'un coffre superbe.
Reiko ne s'y connait pas tant que ça en musique. Elle écoute plus ou moins tout ce qui habite la petite radio, qui tourne presque toute la journée dans son salon, attendant que l'un d'entre eux rentre, que ce soit elle, sa mère, ou son père. Elle se surprend même parfois à écouter plusieurs morceaux oubliés, dont elle ne se souvient pas du nom.
Mais c'est de la musique. Et en écouter suffit à la mettre de bonne humeur, bien qu'elle soit particulièrement maussade ce matin-là.
Elle rentre dans le bâtiment, puis dans sa salle de classe, s'assoit à côté de la table vide côté fenêtre, et regarde en silence les autres élèves arriver. Il n'y a personne autour d'elle lorsqu'elle sort ses affaires. Et quand elle est entourée, dix minutes plus tard, la place à ses côtés reste ostensiblement vide.
L'appel commence, elle se lève à l'entente de son nom, et se rassoit :
- Noiri Reiko.
- Présente.
Elle n'a plus qu'à recommencer au prochain changement de professeur.
L'uniforme de son académie, à la chemise et au bas gris foncé, ne tient pas plus chaud l'été que la chemise noire qu'il faut porter en dessous. Et la cravate aux couleurs grise, noire, et verte, ne tient pas moins chaud.
C'est donc avec une grimace profonde que Reiko avise sa dernière année, dont l'été approche à grands pas, toute seule, dans cette salle à l'air moite, avec cette chemise éternellement sombre.
La journée se passe plus ou moins comme d'habitude. Elle mange son panier repas au même endroit que d'habitude, et à la même heure que d'habitude : de midi à treize heures. Quand la sonnerie se fait entendre, elle se lève, range ses affaires, et retourne en classe, où elle s'assoit, pour boire encore quelques heures les paroles des professeurs qui défilent dans la salle.
Reiko sort de là à dix-sept heures, les cahiers pleins de notes, et aux cours incroyablement bien notés. Son téléphone vibre, elle lit le message avec un grand sourire, et remet sa musique, prête à rentrer chez elle.
Une fois arrivée, elle ne prend pas la peine de faire ses devoirs tout de suite, ou même de relire ses leçons. Elle prend simplement une douche, enfile un survêtement, une paire de baskets limées depuis longtemps et à la semelle rappée, presque lisse, et les cheveux noirs encore humides, elle sort de chez elle, en claquant la porte pour qu'elle se referme à clef, son jeu à elle dans son sac, et ses écouteurs à nouveau dans les oreilles.
Le casque s'est un peu abîmé avec le temps. Et pour un peu que l'on regarde bien, "un peu" est un euphémisme. Le plastique a été colorié en noir avec un marqueur, pour cacher les rayures, et les pois rouges qui ressortent sur le dessus sont au départ des projections involontaires de peinture. Mais c'est son casque, et Reiko prend toujours soin de ses affaires, même quand on lui redonne quelque chose qui a déjà été à quelqu'un d'autre.
Elle entre dans le petit bâtiment, puis dans la salle, qui fait office de salle de danse de rue l'après-midi, avant de se transformer en piste pour les soirées plus arrosées. Celles du genre où on règle ses comptes en quelques mouvements, et où on parie de l'argent. Pas ce qu'elle aime, sauf quand c'est « sûr », et qu'elle ne fait ça que pour le plaisir de recevoir quelques billets, pour un affrontement avec quelqu'un qu'elle connait bien.
- Bonjour !
Reiko salue tout le monde avec un petit sourire, et pose ses affaires dans un coin, avant de se délester de sa veste, et de remonter ses manches. La musique saccadée remplit déjà bien l'espace, et elle rejoint le groupe sans demander quoi que ce soit. La chorégraphie à laquelle elle s'intègre semble faire partie de son corps, l'habiter. Et alors que les autres s'arrêtent, à courts d'instructions sur les mouvements à venir, elle poursuit ce qu'elle ne leur a pas encore montré. Le reste de la chorée' sur laquelle elle a planché une semaine et demie.
Ses pieds frappent le sol, s'en décollent, s'y reposent, vrillent, tournent, et elle s'anime comme si elle avait passé trop de temps immobile, sous le regard appréciateur des autres.
Reiko n'est pas une danseuse exceptionnelle. Elle n'a pas de talent brut, ou beaucoup d'heures de réel entraînement au compteur. Mais elle sait bouger, elle a le sens du rythme, et ses mouvements semblent toujours aller d'eux-mêmes, comme si elle n'était que l'hôte qui les rendait possibles. Et ça, c'est quelque chose qui attire l'œil.
La musique s'arrête, et elle sent enfin ce vide qu'elle sentait poindre en début de journée. Celui qu'elle a repoussé, encore et encore, avant de prendre une conscience totale de son existence. Elle est toute seule, maintenant. Non pas qu'elle partageait ce genre de choses avec la fille qui lui manque, mais sa journée en solitaire lui a pesé lourd. Être entourée à présent n'améliore pas les choses, au contraire.
- Je vais faire une pause, et je vous remontre, dit-elle en allant chercher sa bouteille.
On la salue encore au passage, et elle claque dans quelques mains, à l'américaine, avant de sentir le liquide frais de sa thermos lui couler dans la gorge, sans se rendre compte sur le moment que ce n'est pas ce dont elle a besoin, là, tout de suite.
Elle se relève comme un diable, retrousse ses manches descendues dans la bataille, revient au centre, et lance à la volée, s'arrachant les cordes vocales, et rameutant toutes les attentions :
- Vous êtes prêts ?!
Le groupe se reforme comme s'il était attiré autour d'elle comme autour d'un aimant, et elle se lance, sans musique, dans un enchainement rapide, et maîtrisé, demandant une souplesse de ballerine que tous les spectateurs n'ont pas, et une précision chirurgicale que les plus agiles n'atteindront pas non-plus. Mais l'adolescente est ce mélange hétéroclite, et c'est sa chorégraphie, qu'ils sont venus apprendre.
Alors ils dansent, encore et encore, partageant le plaisir de danser dans un endroit gratuit, avec des gens à l'esprit libre, et aux mouvements décharnés. Un plaisir pour ceux qui veulent apprendre, ou qui ont tout simplement besoin d'espace. Et quand Reiko rentre enfin chez elle, prête à faire ses devoirs, elle s'y met, sans verser la moindre larme.
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Solitaires
FanfictionUne tension dans le regard, un quelque chose qui fait se demander comment ce groupe d'ados se fait confiance, mais qui ne les intrigue pas eux. Pas tant qu'ils ne se détournent pas les uns des autres. Et pourtant, soudain, plus personne ne regarde...