36. L'Agilité

4 0 0
                                    

Elle sort de chez sa Grand-Mère, un sac poubelle dans une main, et son téléphone dans l'autre, son sac sur l'épaule et sa veste sous le bras. Il fait toujours chaud, mais elle se méfie. Elle va rentrer au milieux de la nuit. Et même si elle allait à la boite de nuit au départ pour chercher les types qui ont agressé Matsumoto, elle ne peut plus s'empêcher d'y aller au besoin, se défouler, danser jusqu'à l'épuisement, après une soirée de travail déjà pourtant bien fatigante, et une journée bien remplie.

Elle s'est fait une raison. Elle ne peut pas lutter contre la danse, et elle n'a pas intérêt à le faire : ses pieds la démangent, elle remue sur le premier morceau qu'elle entend, si elle n'y prend pas garde, tape des tempos de mémoire sur son plateau de cantine, et petit à petit, elle se dit que si elle ne s'y rend pas, elle se fera dévorer par sa propre passion. Mais peut-être que ce qui lui manque le plus, c'est de le faire avec quelqu'un.

Elle jette le sac dans le conteneur, et glisse l'appareil dans sa poche de pantalon, avant de mettre ses mains dans celles de la veste qu'elle enfile. Si elle ne devait pas autant se surveiller pour Matsumoto, elle aurait sûrement encore envie de danser avec elle. Mais peut-être qu'elle est encore trop fragile pour ses changements, qu'elle a encore besoin de sa bonne vieille amie, sans voir à quel point la vie qu'elle mène la change, et que ses préoccupations aussi. Là où son amie ne voit que des repas de cantine, Reiko y voit des dépenses supplémentaires. Quand la danseuse parle de ses cours de danse, elle, pense à ses soirées maquillées à se déhancher sur une scène qui ferait rougir les garçons de son âge. Et ce que Matsumoto considère comme de l'argent de poche, elle le voit comme un salaire durement gagné, dans de bonnes conditions, certes, mais gagné tout de même, après des heures supplémentaires, de la fatigue, et des soirées à marcher en talons aiguilles à la place de faire ses devoirs.

Elle ne travaille pas ce soir. Ça ne l'empêchera pas de passer à la boite, où on l'accueillera avant même qu'elle n'ouvre, à dix-neuf heures encore toutes jeunes. Elle pourra s'y changer tranquillement, et bouger au son d'un espace qui lui sera dédié. Parce qu'elle a eu le privilège d'être acceptée sur « le palier », et qu'elle est considérée comme l'une des clientes importantes, alors qu'elle ne boit pas, et fume encore moins. Le fait qu'elle anime suffit à lui donner une place de choix, et elle se souvient de ces heures à faire la même chose chez elle.

- Chez moi.

Ça fait combien de temps qu'elle est ici ? Qu'elle est partie de chez ses parents, pour épauler une amie qui l'a accompagnée presque toute sa vie ? La musique change, et elle sourit, rassurée par ses pensées. Oui, elle est venue pour une bonne raison. Ses parents vont bien, et elle peut profiter un peu de sa Grand-Mère. Ce n'était pas du tout un mauvais choix. Elle ne le regrette pas.

Elle se rattache les cheveux avant d'arriver dans la rue de la boite, passe sa capuche par-dessus sa tête, et frappe fortement à la porte. Elle s'ouvre sur un immense gardien, prêt à la rembarrer, lorsqu'il la reconnait :

- Koko ! Entre ! Comment tu vas, petite ?

Elle secoue la tête.

- Très bien, merci, et toi ?

- J'allais passer à table. Tu ne danseras pas ce soir ? demande-t-il en s'essuyant les mains sur son torchon de cuisine, glissé d'une poche à l'autre de son jean, le transformant en tablier de fortune.

L'adolescente hausse à peine les épaules.

- Je ne vais pas rester tard. J'ai pas mal de boulot, en ce moment.

Il ne lui dit rien, mais il sait, un peu comme les rares habitués qui passent par-là la journée, qu'elle n'est qu'une gamine de seize ou dix-sept ans, qui bosse dans le quartier, pour arrondir les fins, de mois. C'est ce qu'elle aime, dans ce genre de quartiers : les gens qui y vivent ne cherchent pas les problèmes à ceux qui galèrent. Reiko monte les marches avec un soupir de contentement. Il n'y a personne, sur le palier. Elle sera toute seule. Alors elle se change là, au beau milieu de cet espace public qui sera rempli d'odeurs de sueurs, l'alcool, de tabac, et des parfums des nombreux corps qui s'entasseront dans le petit espace privatif.

SolitairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant