⇝ Chapitre 1

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Septembre 2019

Dark Fate, c'est LE groupe du moment. On les entend partout, à la radio, à la télé, dans les métros, sur Spotify et même dans les pubs YouTube. J'aimerais dire que c'est infernal, seulement, moi aussi j'ai succombé au groupe et à leur esprit très sombre et rock'n'roll. Tout le monde s'extasie sur le chanteur principal d'origine galloise, Freddie. Moi, comme j'ai lu toutes les chroniques des chasseurs d'ombres, je sais déjà que les Gallois sont beaux. Même Alice a succombé, c'est pour dire. Elle m'a fait rire en affirmant qu'il était plus craquant qu'Antoine, ce qui me laissait supposer qu'elle semblait prête à tourner la page.

Je secoue la tête, me rappelant l'origine de ma venue ici. Je suis dans un salon de thé, face à un latte macchiato au caramel, à quelques rues de mon ancien lycée, Sainte-Cécile. Mathieu Wiener, mon ancien prof de musique, est supposé me rejoindre dans quelques minutes pour parler de Sad Joy et de son futur.

Je stresse. Je redoute autant que j'attends ce qu'il va me dire, sans compter qu'Alice n'est pas avec moi, elle est à sa réunion de rentrée et Luke est en plein décalage horaire. Il dort sur notre canapé, à Thomas et moi, et je n'ai pas osé le réveiller. Sa chambre universitaire a beau être à proximité du campus, je sais déjà que notre appartement sera notre QG pour travailler sur nos futures covers, en parallèle des cours... et du travail, puisque je n'ai plus les moyens de payer mon appartement avec Thomas.

Ce n'est pas grave. Si je dois être serveuse (c'est le seul emploi qui n'embauche pas sur mes heures de cours que j'ai trouvé, et je ne voulais pas être livreuse comme Alice, puisque je n'ai pas mon permis et que j'ai la grâce d'un hippopotame sur un vélo) pour payer une partie de mon loyer (mes parents arrivent à me payer l'autre), alors je le ferai. Et je le ferai très bien, puisqu'au bout du compte, j'atteindrai mes objectifs.

Bref, je fais aussi tout pour ne pas penser que ce soir c'est mon premier essai et que je n'ai pas droit à l'erreur. Je ne sais pas porter un plateau comme les serveurs font, ni prendre autant de vaisselles sans la casser. Avec un peu de chance, je serai à la plonge ce soir. J'essaie d'imiter la posture du serveur qui dépose les commandes des clients à côté de moi.

— Bonjour Émilie.

Je sursaute et manque de peu de renverser ma boisson en ramenant mon bras contre moi. C'est M. Wiener et il a l'air affable, malgré les cernes sous ses yeux qui traduisent ses veillées nocturnes. Les plis de son visage sont marqués par l'absence de sourire, et pourtant il y a des ridules autour de ses yeux en amande. Il sent le lycée, un mélange d'ancien et de neuf, de cordes de guitare et de café à la noisette, de jeunes espoirs mêlés à des larmes de sang.

— Bonjour Monsieur.

— Mathieu, me reprend-il en s'asseyant face à moi.

J'hoche la tête, ne sachant pas si je peux pousser le bouchon au point de le tutoyer. Bah, de toute façon, ça me ferait trop bizarre de ne pas le vouvoyer. Quand je le regarde, je vois le professeur dur qui m'a inculqué tant de méthode et de rigueur, et qui, quand il a vu qu'aucun contrat ne m'avait été proposé, a tapé un scandale. Il a eu beau expliquer que mes angoisses étaient liées au deuil difficile d'une amie partie violemment, il n'a pas pu faire plier un seul label ou une seule maison de disque.

Une boule se forme dans ma gorge quand je me rends compte qu'il en a bien plus fait pour moi que n'importe qui. Et qu'il s'apprête à recommencer.

— Comment tu vas ?

Je bois une gorgée de ma boisson désormais tiède. Le caramel s'enroule autour de la boule, comme une couverture, comme un « tout ira bien » chuchoté à l'oreille.

Le temps d'une chanson (3)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant