« Cette eau qui coulait entre ces rives était une blessure qui saignait. La blessure qu'il avait reçue à la gorge lui paraissait aussi irrémédiable que la beauté du fleuve. » — Pascal Quignard, Tous les matins du monde.IL n'avait plus peur. Il s'était résolu et avait accepté toutes les affres de la vie, même la douce ironie dans laquelle il se trouvait. Une vie brève mais fascinante. Une vie courte et intense. Une vie emplie de vibrations, de cordes qui gémissent et pleurent au creux des étoiles, de voix qui se cassent d'avoir trop chanté les souffrances qu'elles portent.
Mais il chanterait. Il chanterait jusqu'à en mourir. Jusqu'à ce que les rideaux soient tirés sur toutes les fenêtres, jusqu'à ce que le monde ferme les yeux et le laisse sombrer dans les ténèbres de la mort.
Il finit par s'extirper des draps. Ce matin, son lit était vide. C'était la première fois depuis des semaines, mais au moins, il n'y avait pas ce moment gênant où il confondait les prénoms de la fille ou du garçon à côté de lui, n'arrivant plus à se souvenir si la nuit passée était le fruit de quelques jours passés à observer Tiffany chaque soir au bar ou à contempler Tom peindre une toile derrière une vitrine. C'était simple, après ces nuits où il s'était relevé pour composer et écrire le nom de son inspiration, tout se mélangeait dans sa tête, formant un méli-mélo d'émotions et de prénoms dont il avait oublié le visage.
La vie sans attaches, un bonheur ! Personne pour lui faire des remarques, des reproches, personne avec qui partager ses regrets et ses lamentations qu'il plonge aussitôt dans la musique.
Ses amis le saluent dès qu'ils le voient. Ils font quelques blagues au sujet du fait que c'est la première fois qu'il vient seul et il se creuse la tête pour se souvenir du prénom du garçon qui a passé une nuit avec son ami. Mais peine perdue !
Bah, songe-t-il, le plus important c'est de se souvenir l'émotion, cette goutte en suspend entre deux actions, que la personne a suscité. Du café, des céréales et les voilà de retour au studio avec leur manager, un ingénieur du son et d'autres artistes de passage pour écrire et composer.
Comme d'habitude, la journée passe très vite, trop vite, mêlant soubresaut de l'âme et mélodies dans les veines. Mais il profite de chaque instant, mémorisant chaque parole et chaque sourire. Il tient même un journal à ce sujet, racontant chaque leçon qu'il a apprise, confiant chacune de ses pensées, y glissant des fleurs et des feuilles séchées. Et au milieu de ces pages, un prénom répété en boucle, parce que ce prénom-là il ne peut pas l'oublier. Il ne pourra jamais.
Émilie. Émilie. Émilie. Émilie. Émilie. Émilie.
Il aurait aimé avoir huit ans et écrire son prénom avec pleins de cœurs autour, écrire des je t'aime sans vraiment savoir ce qu'ils veulent dire, mais il est trop vieux pour ça.
Émilie, Émilie, Emmy, Em, Milie, mon amour, je suis désolé que tu sois tombée amoureuse de la mauvaise personne. Comprends-moi, s'il te plaît. Je te ferai souffrir, et nous n'existons pas pour souffrir, nous existons pour nous noyer dans l'art, tu le sais aussi bien que moi. Dans quelques années, quand je serai parti, tu me remercieras de nous avoir coupé l'herbe sous le pied.
Tu as des amis en or, tu sais. Une vraie famille. Ils feraient n'importe quoi pour ton bonheur, et moi aussi, quitte à sacrifier le mien. A-t-on vraiment déjà été amis, toi et moi ? Je crois qu'on n'embrasse pas ses amis comme si sa vie en dépendait. Je t'aimerai toujours et le monde ne saura jamais pour qui j'ai écrit toutes ces chansons. A part toi. Toi, tu sauras qu'elles sont pour toi et que j'ai étranglé mon chagrin entre chaque clé.
Je ne suis pas très doué pour broder des lignes et des lignes à ton sujet, mais sache que tu occupes chacune de mes pensées, que tu es dans chacun de mes pas. Ne pleure pas trop à ma mort s'il te plaît. Mon âme restera dans la musique.
Il n'a même pas pris la peine de signer la lettre. Il n'est même pas sûr de la lui remettre un jour. Il compte un peu sur ses amis pour la lui donner à sa place, après. Quand tout sera plus calme. Les plus belles années de sa vie, consignées entre les pages de quatre carnets. Il espère secrètement que celui en cours ne sera pas le dernier.
Ce soir, aucun d'eux ne veut sortir, alors il prend congé d'eux après le dîner et s'isole dans sa chambre, un livre entre les mains, un fusain à côté et des pages blanches, que des pages vides, à remplir de notes qui consument ses veines, de mots qui tournent en boucle dans son esprit fiévreux et sont faits pour se fondre en grand dans le cœur des gens. C'était ça, l'art. C'était avoir des portées à la place du sang, cracher des chansons au lieu de la colère, hurler au papier jusqu'à en avoir les doigts douloureux.
Il ferme les yeux, respirant à plein nez l'air frais de sa chambre. Il s'imagine sur une plage, à marcher, à bout de souffle, en tirant derrière lui le poids de sa souffrance. C'est une gigantesque ancre de plomb, attachée à une corde qui lui cisaille l'épaule. Les vaguelettes chatouillent ses pieds nus, lui laissant une sensation de fraîcheur – comme une goutte de pluie qui dégoulinerait le long de son dos – et une odeur iodée dans les narines. Il lâche la corde. Le voilà libéré. Il ouvre les yeux, le cœur léger comme un papillon.
« Le temps d'une chanson, pense-t-il. Le temps d'une chanson j'ai le droit d'oublier que mes désirs ont des conséquences désastreuses sur ceux que j'aime. Le temps d'une chanson, je suis en paix avec moi-même. »
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PLAYLIST
Shameless, Camilla Cabello
Who do you love, The Chainsmokers ft. 5 Seconds Of Summer
Into the unknown, Panic at the disco
Rise Up, Smash into Pieces
Les violons continuent de chanter, Sad Joy
La vie dans les veines, Dark Fate
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Le temps d'une chanson (3)
Novela JuvenilLivre 3 de la série « plume et musique » /!\ Il est nécessaire d'avoir lu les 2 premiers livres « La musique avant tout » et « Tout pour la musique » L'harmonie : des notes concordantes, des amours envoûtantes mais pourtant déchirantes. Alors qu'E...