Chapitre 40 - Mirage

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Prisonnier de la glace suspendue dans le vestibule, son reflet ajusta une dernière fois le chapeau qui ornait ses cheveux. Le voile noir qui le composait masquait son visage et réduisait sa vision, mais Lizzie n'avait pu manquer ses propres yeux, hagards et rougis de larmes, qui la fixaient.

—Êtes-vous prête, Élisabeth ?

Lizzie tourna la tête vers Jan. À travers l'entrelacs de dentelle qui frémissait devant sa vue, elle prit note de sa mine inquiète. Il ne lui avait pas dit où elle se rendait. Simplement que Carlton Belvild la... convoquait.

— Oui. Je crois que oui.

Pour faire bonne mesure, elle rabattit le capuchon de sa cape sur sa tête.

— Alors, allons-y, souffla-t-il en lui tendant son bras.

Lizzie repoussa le souvenir qui montait à son esprit, aussi enivrant que la parfum des roses un soir d'été. Ambroise. La galerie aux miroirs. Les rires et les danses, et... Lizzie força un sourire. Elle attrapa le coude de Jan et ils gagnèrent le jardin et elle se glissa à côté de lui dans la nuit noire. L'odeur d'humus et de nuit la prit à la gorge. Tout au fond du jardin, un portillon de fer forgé grinçant et une volée de marches permettait d'atteindre le canal qui jouxtait l'arrière de la maison. Une barque à fond plat se trouvait là, heurtant par intermittence la pierre au gré des remous.

Lizzie fixa les flots aussi noirs que de la poix et aussi tranquilles qu'une mer d'huile, où scintillaient par intermittence les reflets des maisonnées éclairées. La scène lui rappelait Ambroise. Douloureusement. Elle avait pleuré sur les pavés détrempés, agenouillée sur le sol dur et froid, glacée jusqu'aux os d'un froid qui ne l'avait plus quittée depuis. Et les mêmes lumières brillaient dans la nuit, comme des mirages. Il n'y avait plus de lumière ; il n'y en avait plus. Lizzie s'était relevée au crépuscule, chancelant, sonnée, dans les ruelles encore sombres, trébuchant sur les pans de sa robe sale. Elle ignorait par quel prodige elle avait regagné la maison de Clervie sans se faire arrêter. Elle avait oublié toute prudence ; plus rien n'avait eu d'importance.

Jan l'aida à monter dans l'embarcation. Lizzie serra les dents lorsque le frêle esquif vacilla sous son poids. Retint une imprécation lorsque Jan la rejoignit à son tour.

— Tout va bien ? s'enquit-il en saisissant les rames.

— Non, gémit-elle.

— Vous ne risquez rien. Je peux vous assurer que nous ne chavirerons pas sans raison.

Croyez-vous ? eût-elle envie de répliquer. Ceux que l'on aime ne nous abandonnent pas après avoir juré de rester à nos côtés, et pourtant Ambroise ne reviendra pas.

Mais elle ravala son sarcasme. Elle s'était elle-même jetée dans la mer dans laquelle elle se noyait.

Lizzie prit une profonde inspiration.

Ils évoluèrent longtemps sur les courants sombres, mais Jan avait raison : tout se déroulait pour le mieux. Sans cræft pour propulser la barque, leur itinéraire se compliquait toutefois singulièrement, mais Jan menait leur esquif avec dextérité. Lizzie se demanda combien de fois il avait emprunté une embarcation comme celle-ci.

Aucun d'eux ne parla, cependant. Ils n'osaient troubler la nuit avec leurs paroles, et Lizzie, elle, était trop nerveuse pour avoir la moindre envie de suivre une conversation.

Lizzie ne fut pas mécontente de retrouver la terre ferme.

— Nous y sommes, indiqua Jan en désignant l'édifice devant lequel ils avaient accosté.

Le bâtiment qui leur faisait face était imposant, tout en pierres de taille et en caryatides sculptées dans la pierre. Sous les arcades formées par les colonnes humanoïdes, Lizzie discernait un damier de marbre.

— Où sommes-nous ?

— La chambre du Commerce, répondit Jan. C'est là que se réunissent la Compagnie et les ambassadeurs.

— Et que faisons-nous ici ? Je croyais que nous devions voir... notre ami.

— Notre ami est ici. Vous me suivez ?

Et il l'entraîna vers la porte, deux battants colossaux de bois sombre et de fer mêlés, frappés des sceaux des Compagnies du Commerce des différentes nations, pour peu que Lizzie pût en juger dans la pénombre qui régnait. Il y avait une silhouette qui veillait, épée et mousquet bien en évidence.

— Le garde est un... allié, murmura Jan.

Et en effet, le garde la regarda à peine, se contentant d'ouvrir la porte pour les faire entrer.

L'intérieur était aussi spectaculaire que l'extérieur, et Lizzie ne put s'empêcher de lever le nez vers le plafond tout en voûtes recouvertes de mosaïques saisissantes de réalisme. Les scènes racontaient pour la plupart la découverte du Pays d'en Haut.

Un imposant escalier central trônait, montant vers l'étage. Et au sol... Lizzie s'arrêta. Une carte immense était peinte à même le sol et courait dans l'entièreté du hall gigantesque. Il restait suffisamment de place dans le hall imposant pour compléter la carte, incomplète à l'extrême nord du Pays d'en Haut. Néanmoins, ailleurs, le trait était d'une précision rare. Il y avait là l'ensemble du monde connu, et Lizzie pouvait apercevoir le réseau des routes de l'Ardrasie.

— C'est incroyable.

— Les habitués du lieu, railla Jan, s'enorgueillissent d'avoir le monde à leurs pieds.

Lizzie tressaillit devant son ton amer.

Mais Jan la guidait déjà vers l'escalier, et elle gravit les marches à ses côtés. Il connaissait les lieux, elle en était certaine. Il se déplaçait avec aisance, et lorsqu'ils atteignirent le labyrinthe vertigineux et non moins luxueux des couloirs du premier étage, il les y orienta sans hésiter une seule seconde.

— Je suis venu de nombreuses fois, expliqua-t-il comme en écho à ses pensées. Avec mon père.

— Et Belv... notre ami a lui aussi accès à ces lieux ?

— Notre ami est chez lui à Fort-Rijkdom.

— Pas encore, rétorqua-t-elle.

— Ce n'est qu'une question de temps. C'est ici.

Ils s'étaient arrêtés devant une porte semblable à toutes les autres. Jan frappa sur le panneau de bois finement ouvragé, selon un rythme complexe que Lizzie en perdit le fil. Puis la porte s'ouvrit d'un déclic de cræft.

Jan inclina la tête.

— Après vous, Élisabeth.

Lizzie lui adressa un sourire, et s'engouffra dans la pièce. Elle nota tout de suite la présence de Carlton Belvild, confortablement installé dans un sofa de velours jaune. La pièce, surchargée de dorures, ne suffisait pas à lui ravir sa prestance naturelle. Il lui adressa un signe de tête.

— Messieurs, salua Jan en entrant à son tour.

Lizzie se raidit.

Son cœur accéléra dans sa poitrine, imperceptiblement d'abord. Puis brutalement, tandis que ses yeux se posaient sur la silhouette renfoncée dans un coin de la pièce.

De lui, elle ne connaissait que la partie inférieure de son visage. Et elle se tint un instant là, figée et incertaine.

Mais lorsque les lèvres de l'homme esquissèrent un sourire, il n'y eut plus de doute possible.

— Vous, souffla-t-elle.

— Moi. Je suis enchanté de vous revoir.

La Lame des Bas-Royaumes / 2 - La Guerre du Pays d'en HautOù les histoires vivent. Découvrez maintenant