Chapitre 10

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Il leur avait fallu plusieurs jours pour quitter le couvert des forêts denses de cette partie-là du Royaume de Balhaan ; cinq, pour être plus exact. Ils avaient, pendant ce temps, progressé à une cadence de plus en plus déplorable. N'étant pas habitué à marcher à une telle allure sur une si longue durée, Akis avait promptement rencontré quelques difficultés bien physiques à mettre un pied devant l'autre : dès que la nuit tombait, sitôt son repas englouti, il s'effondrait de fatigue sur les hamacs que les membres de la Huitième tendaient entre les arbres, et au-dessus desquels ils accrochaient de longues toiles de peau qui leur permettaient de se protéger des intempéries nocturnes. Ce cadre de vie, somme toute spartiate, l'obligea au silence pendant de longues heures. Tant et si bien qu'Andrek et Lani, notamment, n'eurent de cesse de le tenir à l'œil, quelque peu inquiétés par son apathie croissante ; fort heureusement, le plus éprouvant était derrière eux à l'issue de cette cinquième journée, qu'ils achevèrent à quelques pas d'une demi-douzaine de fermes recroquevillées autour d'un puits.

La communauté champêtre qui vivait là, et qui n'avait manifestement pas l'habitude de voir des voyageurs, ne manqua pas de faire montre d'une hospitalité débordante à leur endroit. Entre les lits dans lesquels ils purent se plonger et les potages généreux qu'on versa dans leurs bols à maintes reprises, les membres de la Huitième eurent largement l'opportunité de se remettre des difficultés éprouvées jusqu'à présent. Le rouquin d'Aville lui-même sembla reprendre un petit peu de couleurs, et profiter de cette opportunité pour sympathiser avec Andrek et Sora, sans doute les moins inquiétants et les moins antipathiques de son point de vue candide.

Ce fut néanmoins au cours de cette soirée réconfortante qu'Akis alla de désillusion en désillusion : alors qu'il conversait joyeusement avec Sora, face à la lune qui brillait haut dans le ciel et projetait sur eux ses rayons doucereux, il ne put s'empêcher de questionner le membre de la Huitième Brigade, d'un an son cadet, à propos des conditions de vie au sommet du Pic Zygos. Certes, Rolan l'avait globalement réconforté en lui rappelant que les Brigades Royales disposaient de passe-droits colossaux, mais il se sentait le besoin irrépressible de se rassurer que sa vie ne serait pas seulement rythmée par les randonnées exigeantes, maintenant qu'il avait signé pour se trouver à leurs côtés...

— Oh, tu sais, lui répondit un Sora maussade, on finit par s'y faire.

— Par s'y faire ? Comment ça ? C'est pas super agréable, d'avoir des serviteurs ?

— Ah... Sur cette partie-là, précisément...

Sora se racla la gorge, manifestement mal-à-l'aise ; un sourcil arqué, Akis sembla accuser le coup de l'hébétement de son vis-à-vis, et le laissa dérouler sa réponse sans cesser de blêmir crescendo tandis que la vérité éclatait au grand jour.

— C'est vrai, les Brigades ont le droit de demander des serviteurs, mais... Dans les faits, il n'y a personne d'autre, à la forteresse du Pic Zygos. Personne d'autre que nous, les dix membres et les quatre apprentis. Enfin, cinq apprentis, maintenant que tu es là.

— Mais alors... si il n'y a que nous... qui s'occupe de faire la cuisine ? Qui entretient le château ? Et l'eau ? Il faut bien aller chercher de l'eau, non ?

— C'est que, fit un Sora manifestement très embêté, c'est nous qui le faisons. On s'occupe aussi des bêtes, et... Régulièrement, il faut descendre à Lupinova, comme le Bourgmestre n'organise que deux trajets l'an. On doit aussi retaper nos vêtements, réparer nos armes et nos armures...

Les certitudes sur lesquelles Akis s'était confortablement installé depuis qu'il avait quitté Aville s'effondraient les unes après les autres, tandis qu'il prenait la pleine mesure du bourbier dans lequel il s'était fourré. Rolan l'avait trompé : les Brigades Royales n'avaient rien d'un havre de paix. Sa nouvelle condition n'était pas celle d'un prince fortuné à qui tout souriait : c'était celle d'un souillon, qui devrait tout à la fois devenir un combattant et un cavalier hors pair, mais aussi et surtout un travailleur acharné, réalisant sa part de travail avec fougue et courage pour se rendre utile à la communauté que lui et les quatorze autres élus formaient conjointement.

Le Royaume de BalhaanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant