Chapitre 60

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La victoire était leur. Ce constat avait pu être digéré au cours des heures qui avaient succédé la fuite du dernier défenseur de la forteresse de Kalk Azon. Satin avait pu s'échiner à remplacer le pan de la muraille pulvérisée par une série de branchages invoqués et placés là par ses bons soins. La blessure de Sora avait été nettoyée, pansée, et il avait été installé à l'abri, dans le donjon principal que bon nombre de ses pairs avaient arpenté jusqu'à plus soif. Tous avaient eu le loisir de constater que les bâtisses établies alentours présentaient des rustines étrangement récentes ; comme si un chantier de rénovation avait pris place là, au fil des deux ou trois dernières décennies, en prévision de cette confrontation contre Balhaan. Erik et Dixan avaient été tentés de considérer cela comme une grotesque coïncidence : au final, il semblait que le château n'avait jamais véritablement été abandonné par leur voisin, et qu'il s'était seulement détérioré à cause des affres du temps. Nakata, de son côté, s'était montré plus suspicieux... mais avait finalement opté pour le silence.

Tous eurent l'opportunité de se laver puis de souper généreusement. Dans la précipitation, les soldats de Kale avaient eu le bon goût de leur laisser les restes du repas préparé et consommé partiellement la veille au soir, une espèce de ragoût lourd, presque indigeste, qui leur offrit suffisamment de nutriments pour compenser cette journée riche en péripéties et en émotions. Il y en avait encore bien assez pour les nourrir le lendemain, et peut-être même le surlendemain ; en fait, il y avait des risques que le ragoût ne tourne avant qu'ils n'aient réussi à vider la dernière des marmites desquelles s'échappait ce fumet poivré, relevé d'une touche de thym plus visuelle que gustative.

Puis on dormit ; toujours, bien évidemment, sans négliger au préalable d'établir des tours de garde encore plus rigoureux que ceux qui leur avaient permis de survivre aux monts les séparant du Pic Zygos. Malgré les quelques trois heures au cours desquelles le rouquin fut ainsi contraint de surveiller l'obscurité tapie dans la forêt environnante en compagnie d'Andrek et de Malir, il eut ainsi tout le loisir de se remettre des épreuves tragiques qu'il avait dû traverser au cours de la bataille. Les morts qu'il avait causées le hantèrent peu, exceptions faites de quelques sueurs froides qui le cueillirent au beau milieu de son sommeil.

Sora, Malir, Andrek et tant d'autres avaient pris le temps, bien sûr, de lui rappeler l'évidence ; que ses ennemis auraient payé cher pour avoir sa peau avant qu'il ait la leur, qu'il s'agissait là de survie et non de sadisme, qu'il lui fallait occire avant d'être occis... Mais toutes ces certitudes pertinentes ne pouvaient pas balayer d'un revers de la main les doutes et les craintes qu'il savait, au fond de lui, parfaitement déplacés. Les yeux effarouchés et impressionnables au travers desquels il avait assisté aux sinistres exploits d'Amara et de Silvia, par exemple, lui soufflaient de se méfier de ces deux dames a priori bien moins bienveillantes qu'elles ne le prétendaient au quotidien... mais son cerveau, plus pragmatique, lui rappelait que sans elles, aucune victoire n'aurait pu être acquise. Elles s'étaient salies les mains là où il s'était contenté de demeurer en retrait, coi, impuissant, statufié par le souvenir d'avoir fauché deux vies, d'avoir mis un terme à deux existences et d'avoir causé la détresse de deux foyers, de deux familles innocentes. Leur en vouloir, à la lumière de cette réalité-ci, aurait été aussi capricieux qu'incongru.

Alors il fit de son mieux pour n'y plus penser. À chaque fois que le visage inondé de douleur du dernier hère qu'il avait liquidé revenait à la charge comme pour le tourmenter, il se focalisait sur tout autre chose, essayait de fuir les tourments que ses deux ennemis lui infligeaient même bien après leur propre trépas. Il s'essayait aux cuisines, entretenait son matériel, assistait aux discussions stratégiques et théoriques auxquelles Nakata et les autres gradés se livraient... Le blond, d'ailleurs, semblait jubiler de la position qui était la leur. Il n'était jamais aussi vif et passionné que quand il tâchait de prédire les mouvements de l'armée de Kale ; et si Dixan lui répondait généralement avec bien plus de tempérance, Akis devinait que ce petit jeu lui plaisait également, dans le fond. Ils se stimulaient ainsi, l'un l'autre, tout en tâchant de conserver leurs sens aux aguets.

Le Royaume de BalhaanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant