Chapitre 115

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— Mais enfin... je ne suspectais même pas que notre Royaume puisse abriter tant d'ouvriers, s'étonna bénignement le Bourgmestre Nestor tandis que lui et Maître Torvin remontaient l'allée menant à la Source.

— Eh bien, tu n'as jamais quitté Aville... J'aurais du mal à t'en vouloir, fit remarquer son acolyte de voyage. Au vu de l'étendue des dégâts, il est légitime que le Roi ait exigé des artisans de tout le pays qu'ils affluent pour participer à la reconstruction de Corgenna. En attendant que les maisons soient rebâties, ce sont de nombreux innocents qu'il faut reloger, souvent dans la précarité...

Le Bourgmestre opina du chef d'un air songeur, en se demandant si c'était effectivement la décision qu'il aurait prise. Cela l'avait courroucé, dans un premier temps, quand on était venu le quérir en lui ordonnant de demander aux deux forgerons, aux trois menuisiers et au maréchal-ferrant d'Aville de prendre la route en direction de la capitale ; mais en observant de ses propres mirettes la myriade de décombres qu'on avait momentanément regroupés en des tas plus ou moins massifs, il comprenait davantage l'urgence de cette mesure, et son caractère impérieux. En outre, le Roi Deny Ier avait eu le bon goût d'ordonner que l'Esplanade de l'Oracle -renommée Esplanade des Tribuns, depuis le terme de la Bataille de Corgenna, mais il faudrait un certain temps pour que tout un chacun s'acclimate à cette fraîche appellation- soit la dernière priorité des artisans. On devait, avant toute autre chose, rendre aux familles leurs foyers.

— Je ne pensais pas non plus que tant de gens viendraient observer la Source de leurs propres yeux ! Ça n'est jamais qu'un gros Sciotum, enfin...

— Nous avons contribué à faire enfler la file d'attente, soupira Maître Torvin en secouant la tête, dépité. Et ça n'est pas qu'un gros Sciotum : si les observations scientifiques sont avérées, c'est surtout celui qui est à l'origine de tous les autres ! Il reste tant à découvrir à son sujet... Toutes nos recherches à propos des Eaux pourraient connaître une tournure inédite, à la lumière de cette révélation ! Et dire que l'Oracle avait tenu tout cela secret...

Bien sûr, la population civile de tout Balhaan avait été promptement informée des tenants et des aboutissants de la querelle ayant opposé les Brigades Royales à l'Oracle. Mais le roman répandu avait souvent été embelli, parfois détourné, rarement répété avec exactitude ; aujourd'hui, on était davantage tenté de considérer que l'ensemble des Brigades avaient pris part à cette confrontation, au sauvetage de la Commandante Lida, et que seule la Brigade Oraculaire, construite dans l'ombre par l'Oracle, avait cherché à contrecarrer leurs ambitions salvatrices. Ainsi, l'ensemble des combattants des Brigades décédés sur le front avaient été honorés du titre de martyrs et de héros.

— L'important, c'est que toute cette sinistre affaire ait enfin été révélée au grand jour. Et de notre vivant, de surcroît, s'enthousiasma le Bourgmestre, jovial. Quelle aubaine ! Nous avons vécu des événements historiques, proprement historiques !

— Eh bien... si vivre à Aville pendant que tout cela se passe à des centaines de kilomètre te suffit, tu m'en vois ravi, nuança l'apothicaire, infiniment moins enjoué.

— Tu ne comptes quand même pas t'installer par ici ?

— Non, se défendit-il promptement. Je suis trop utile au village, les enfants ont besoin de moi. Et puis... je doute de pouvoir être d'un grand secours aux érudits qui ont été sélectionnés pour enquêter sur la Source. La plupart d'entre eux ont davantage de savoir et d'intelligence que je n'en aurai jamais. Il faut avoir l'humilité de le reconnaître, dans un milieu comme le notre, si on veut éviter de passer pour un cuistre.

Le Bourgmestre opina du chef pensivement ; puis il balada son regard sur la ville qui, s'inscrivant dans le lointain, était bercée par l'incessant rythme des marteaux. On en aurait pour plus d'un an, selon les premières estimations... Il espérait qu'on offrirait aux artisans de s'en retourner chez eux avant cela, que seuls demeureraient finalement les travailleurs de la région, mais il n'en avait pas encore la certitude. Leur vieux clocher avait bien besoin d'un petit chantier d'entretien, lui aussi...

Le Royaume de BalhaanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant