Chapitre 52

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Si la majorité de leurs compagnons de voyage demeurèrent auprès des chevaux afin de souffler avant de se lancer dans l'exploration des anfractuosités rocheuses qui les lorgnaient depuis les hauteurs, les trois jeunes hommes prirent le parti de les y précéder, sans doute titillés par le frisson de la découverte. Il n'était pas très complexe de grimper jusqu'aux cavernes, depuis le sentier sur lequel ils progressaient jusqu'alors. Le sol rocailleux semblait stable, fort heureusement ; des appuis trop branlants auraient manqué de les précipiter jusqu'en contrebas, de les jeter jusqu'au sentier qu'ils venaient tout juste de quitter. La pente étant raide, Akis préférait n'y point penser, et se focalisa donc plutôt sur l'ascension en soufflant bruyamment pour permettre à son corps de supporter cet effort intense qu'il lui demandait. Sur ses talons, Sora et Andrek, encore un peu plus athlétiques, supportaient cette petite marche sans peine ; mais le nez du second, bientôt, se plissa lorsqu'il rencontra une fragrance qu'il ne s'attendait pas à percevoir par ici, au milieu de nulle part.

— Eh... Il y a une odeur d'homme, par ici...

Sceptiques, Sora et Akis marquèrent un arrêt provisoire en balayant les environs d'un regard attentif. Puisqu'ils ne décelèrent rien pour corroborer ou pour infirmer l'information apportée par leur camarade, ils reprirent leur progression, les sens aux aguets. Ils parvinrent finalement sur une espèce de promontoire depuis lequel les premières cavernes étaient accessibles ; Akis souffla en plaçant ses deux mains sur ses genoux, déjà exténué, tandis que Sora prenait le parti d'observer les traces laissées au sol. Il ne distingua pas grand-chose d'intéressant, et finit donc par reporter son attention sur les ouvertures béantes qui, dans la roche alentour, pouvaient bien receler une myriade de secrets à leur livrer sur un plateau d'argent. À quand remontait le passage des derniers visiteurs en ces lieux naturels ? Les automates du Royaume de Kale, qui avaient dû se contenter de suivre le sentier, ne comptaient pas vraiment du point de vue du membre de la Huitième ; ils avaient quand même quelque chose de plus, eux autres, humains. Un cœur, un cerveau, du sang ; quelque chose.

Quelque chose qu'ils partageaient sans nul doute avec l'ombre qui s'extirpa de l'une des cavernes, non sans pousser un grognement guttural et bestial. Une ombre des plus massives, des plus trapues, qui leur jeta un regard éminemment intimidant tandis qu'ils se redressaient, tous plus ou moins hagards. Ce fut Akis qui bredouilla quelques mots le premier, incrédule.

— T'avais pas dit... "homme" ? Il est bizarre ton mec...

— C'est parce que c'est pas un homme, Akis, le reprit Sora en affichant un rictus nerveux. C'est un putain d'ours !

L'animal quitta définitivement le couvert de l'obscurité et se jeta à leur rencontre brutalement, son pelage brun apparaissait plus nettement aux regards des expéditionnaires. De même que ses crocs et que ses griffes effilées, par le biais desquels il entendait probablement les annihiler pour avoir commis l'outrage de s'inviter sur son territoire... Sora et Andrek ne le laissèrent pas approcher sans réagir ; l'un et l'autre se séparèrent d'Akis, l'un sur sa droite, l'autre sur sa gauche, afin de profiter du surnombre pour encercler la bête immense et la désorienter. Une telle stratégie allait immanquablement s'avérer payante, tôt ou tard ; mais pas immédiatement, puisque l'ours se focalisa plutôt sur le rouquin, seul des trois intrus qui ne prit pas le parti de bouger pour répondre à sa charge intimidante.

L'ancien apprenti dégaina son épée, fébrile mais réactif ; il tâcha de se souvenir des conseils que Nakata et Aiz lui avaient prodigué pendant de nombreux jours d'entraînement. Respirer, ne pas se laisser prendre de court, conserver la tête froide, les appuis fermes et sûrs... Plus facile en théorie, sans l'ombre d'un doute, que face à un ours lancé dans une charge effrénée. Mais le rouquin parvint néanmoins à se tirer d'affaire, dans un premier temps : lorsque le prédateur fut sur lui et menaça de faire claquer ses dents sur la gorge du garnement, ce dernier parvint à se jeter sur le côté d'un bond preste pour éviter la mort qui menaçait de le cueillir. Il se redressa en toute hâte pour faire face au coup de patte que le gigantesque prédateur envoyait dans sa direction ; un nouveau pas en retrait lui permit de s'en sortir, grâce en partie à Sora qui expédia un filin de colle sur la patte du monstrueux animal afin de retenir son geste un instant durant. Le coup de la surprise ne fut néanmoins que de courte durée ; la force du carnivore était infiniment plus développée que celle du jeune membre de la Huitième, qui dut capituler après avoir manqué de choir durement sur l'avant ; à nouveau libre de ses mouvements, la bête menaça de se rapprocher d'Akis pour le croquer goulument... jusqu'à ce qu'une douleur aigüe ne se fasse ressentir au niveau de la cuisse de sa patte arrière gauche.

La lance d'Andrek venait de s'y ficher, la piquant sèchement et sans crier gare. L'ours ne sembla guère impacté par cette offensive, qui avait néanmoins le mérite d'être douloureuse ; agacé par le dard que cet ennemi bipède brandissait, l'ursidé fit donc volte-face et se focalisa sur lui, envoyant dans sa direction une patte assassine. Sa lance permit à Andrek de parer, bien que difficilement, les griffes du prédateur en puissance. Le coup de patte en lui-même, néanmoins, parvint à l'expédier au sol ; un rouler-bouler plus tard, il dépendait de Sora pour assurer sa sécurité. Et le plus adroit des trois guerriers sentit bien cette réalité ; il se jeta sur le dos de l'ours et lui planta ses kusarigamas dans le dos. Cette blessure-ci sembla courroucer le monstre à fourrure plus encore que la précédente. Il rua, cracha, se redressa pour chasser l'insecte qui était venu s'installer impunément sur lui. Sora n'eut d'autre choix que celui de battre en retraite, usant d'un fil de colle qu'il avait tissé préalablement et qu'il avait relié à la falaise comme d'un appui fiable.

Mais, ce faisant, il s'isola et se coinça contre une falaise. Littéralement dos au mur, il vit bientôt la bête se tourner dans sa direction et foncer droit vers lui en rugissant ; le sang d'Akis ne fit qu'un tour. S'il avait pris le temps de réfléchir, il aurait pu réprimer ses craintes disproportionnées, fort mal placées : s'il était un membre de la Huitième qui ne devait pas être inquiété par un animal terrestre, c'était bien Sora, que les fils collants pouvaient rendre insaisissable dans un tel environnement... mais la mort de Keylan et la responsabilité qu'il brandissait comme un fardeau étaient encore trop fraîches dans l'esprit du rouquin pour qu'il ne puisse se satisfaire d'une approche si mesurée. Sans crier gare et sans réfléchir, il se jeta à la rencontre de l'ours en réfléchissant au seul pouvoir de sa connaissance qui pouvait lui permettre d'arriver à temps.

Ainsi, il accéléra si outrageusement qu'il ne parvint bientôt plus à maîtriser sa course ; il traversa l'ours de part en part dans une explosion à laquelle nul ne s'attendait, puis échoua complètement à freiner, se vautrant lamentablement de tout son long sur le sol rocailleux de ce promontoire étrange. Sa chute l'entraîna loin, jusqu'au dedans d'une grotte dans laquelle il roula sans parvenir à contrôler son inertie.

Le pouvoir de Silvia. C'était celui qu'il avait voulu utiliser ; et il l'avait fait, bien sûr, mais sans la maîtrise et l'allure preste de cette gente dame décidément respectable.

Sora et Andrek, demeurés en retrait, n'avaient pas manqué une miette de cette explosion de vélocité qui avait porté Akis jusqu'à son ennemi. Puis ils l'avaient très nettement vu traverser l'ours comme une flèche... à ceci près que les entrailles de l'ours, elles, ne s'étaient pas répandues alentour dans une pluie d'hémoglobine répugnante. Tout au contraire, l'animal gigantesque, qui n'avait pas eu le temps de pousser le moindre râle d'agonie, avait littéralement volé en éclats ; et c'était sous la forme de petits morceaux rocheux qu'il était retombé çà et là. Stupéfaits, les deux témoins de la scène n'avaient pu tirer qu'une seule conclusion de ce spectacle désarçonnant : cet ours n'en était pas un.

Il était forcément un Cydylaïn.

Ils prirent néanmoins le parti de se focaliser sur l'essentiel. Tandis que Dixan, Malir et Amara les rejoignaient précipitamment, alertés par les rugissements de l'ours et par les bruits du combat, ils veillèrent à ne pas être blessés puis se dirigèrent à la suite d'Akis, qui était allé se perdre dans les tréfonds d'une grotte proche, et où ils le retrouvèrent, tout ecchymosé mais manifestement en un seul morceau. Le cœur de Sora, néanmoins, manqua un battement lorsqu'il constata que le rouquin demeurait absolument immobile, le regard happé par quelque chose qui, au fond de la grotte, brillait d'une lumière tamisée, quiète, discrète.

Avec incrédulité, il se rapprocha lui-même de son ami et continua à détailler l'endroit duquel émanait cette luminosité pudique, presque grise. Un cercle de pierres grossier encerclait des eaux timides, pas tout-à-fait opaques, pas tout-à-fait translucides. Des eaux qu'il n'avait jamais vu qu'à un seul endroit.

A l'intérieur des Sciotums.

Dixan, Andrek, Amara et Malir parvinrent finalement aux côtés des deux jeunes hommes et se figèrent à leur tour, sidérés. Alors qu'ils venaient de franchir les frontières du Royaume de Balhaan, alors qu'Akis venait de terrasser ce qui ne pouvait être qu'un Cydylaïn, voilà qu'ils tombaient sur un Sciotum... à plusieurs heures de marche de celui qu'abritait la forteresse du Pic Zygos.

Le Royaume de BalhaanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant