Chapitre 119

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— On prend du retard ! Voilà la commande de la quatrième table, annonça Andrek avec une autorité que peu avaient pu constater chez lui jusque-là.

— Ouais ! Je m'en occupe, répondit un Sora enthousiaste, les joues rosies par l'effort.

L'auberge battait son plein. La Halte de la Huitième, comme ils l'avaient appelé, en hommage au tripot sur lequel le vieux Merogor veillait autrefois, avait promptement attiré son petit public lorsque les badauds avaient appris que ceux qui y travaillaient étaient autrefois des membres des Brigades Royales ; et la qualité de la cuisine d'Andrek avait pu les pousser à y revenir de temps à autres pour se remplir la panse. Force était d'admettre que celui qui, pendant longtemps, avait cru qu'il ne ferait rien d'autre que sa vie que servir les Brigades en tant qu'apprenti avait eu le temps d'expérimenter en la matière. Il avait cherché à se rendre utile, avec avidité, de toutes les manières possibles ; et il en avait développé un certain amour pour la cuisine. 

Sora, de son côté, n'avait pas un tel attrait pour l'art gastronomique ; mais il était habile, preste, pétillant et pouvait par conséquent servir de parfait serveur. Il serpentait entre les tables en veillant à réparer les bourdes commises ou à commettre du troisième larron avec lequel ils avaient choisi de s'associer. Il déposait par ailleurs tout juste les assiettes qu'il venait d'emporter qu'il entraperçut sa bouille rousse, de l'autre côté du comptoir ; il venait de faire tomber une cruche remplie d'hydromel et s'échinait à éponger les dégâts, l'air honteux, sous les regards amusés de leurs clients les plus réguliers.

Akis était, sans l'ombre d'un doute, un autre argument pouvant pousser les locaux à passer une tête pour se sustenter dans cette ambiance toujours joviale, très dynamique. Parce qu'il était d'une gentillesse débordante, d'une patience inégalée, et parce que ses innombrables frasques contribuaient immanquablement à détendre l'atmosphère. L'amitié qui liait les trois tenanciers laissait à entendre qu'ils en avaient bavé... Et c'était effectivement le cas, nul ne pouvait en disconvenir. Il existait entre eux une telle alchimie que tout un chacun, à leur contact, se sentait instantanément à son aise : ainsi, même les clients les plus pudiques et les plus effacés, qui s'installaient habituellement dans des coins de cette auberge où abondaient les senteurs les plus alléchantes de tout le Royaume, ne pouvaient s'empêcher d'esquisser un sourire chaleureux lorsque la tignasse rousse du natif d'Aville se précipitait vers leur table afin de prendre leur commande. Parce que c'était l'assurance d'un sacré moment de détente. 

Et s'il donnait du cœur à l'ouvrage, plus encore que Sora, en épongeant frénétiquement l'hydromel qu'il avait maladroitement renversé à ses pieds, Akis avait, plus que jamais, le sentiment étrange de s'épanouir dans un choix de carrière qu'il n'aurait pourtant jamais pu faire, spontanément. Sans doute parce qu'il s'était lancé dans une telle aventure avec deux de ses plus chers amis ; sans doute aussi parce qu'il avait vécu tant d'épreuves douloureuses et angoissantes que l'idée d'avoir à récurer un parquet flambant neuf ne pouvait plus l'inquiéter très sérieusement.

— C'était excellent, mais il va falloir qu'on prenne la route, annonça une voix familière, à deux pas de là, à l'attention de Sora.

— Déjà ? Vous ne voulez pas reprendre un verre ?

— C'est gentil, Sora, mais nous avons de la route...

L'air déçu, le jeune homme opina du chef ; Silvia, temporairement débarrassée de l'armure et du bouclier massif qui l'avaient suivie durant toute sa carrière de soldate, se redressa la première, suivie promptement de Malir, d'Amara et de Satin. Ils étaient venus partager un dernier repas dans cette auberge qui leur était déjà chère, mais ils avaient prévu, eux aussi, de quitter les parages de Corgenna. Ils étaient attendus. Quelque part, ils ne savaient pas trop où, par quelqu'un, sans trop savoir qui ; mais ils avaient le sentiment, les unes comme les autres, qu'il leur restait quelques pages à écrire sur le grand livre de leur existence. Ils prirent le parti de sortir de la Halte sans plus attendre, Sora et Akis sur les talons ; Andrek lui-même ne demeura pas bien longtemps en cuisine, en constatant que ses amis s'esquivaient discrètement, et se rua au travers de la salle pour les rejoindre au dehors, où leurs montures paissaient quiètement.

Le Royaume de BalhaanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant