CHAPITRE 1

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Savez-vous pourquoi vous êtes ici ?


« Il n'existe aucun chemin logique pour découvrir les lois élémentaires de l'univers, le seul chemin est l'intuition. Le mécanisme de la découverte n'est ni logique ni intellectuel, c'est une illumination subite, presque une extase. » Albert Einstein.


- Madame Conyngham va vous recevoir dans un instant, Miss. Désirez-vous une tasse de café ? Un thé ? Un jus de fruits ?

L'hôtesse d'accueil ressemblait à une délicate figurine de porcelaine dans son kimono vert tilleul, une impression de fragilité nuancée par l'éclat de ses yeux, froids et affutés comme l'acier d'un katana, le sabre légendaire des samouraïs. En dépit de l'heure tardive, elle paraissait aussi pimpante que si on venait de la sortir de son emballage de papier de soie. Claire, en revanche, malgré la douche prise rapidement à son hôtel, se sentait crasseuse et exténuée.

Elle avait mal à la gorge, sans doute l'effet de la climatisation dans l'avion, et l'impression d'avoir du sable sous les paupières. Dix-huit heures après avoir quitté la Côte d'Azur, le décalage horaire l'avait finalement rattrapée. Elle n'était vraiment pas dans les meilleures conditions pour se mesurer à celle qui l'attendait derrière cette porte fermée.

Elle déclina l'offre, dans son anglais scolaire. Non, elle ne souhaitait rien, pas de magazine non plus ; elle n'aspirait qu'à une chose, pouvoir s'étendre et dormir. Ce qui était malheureusement inenvisageable pour l'instant.

Impassible, la jeune japonaise s'inclina et regagna avec les pas mesurés que lui imposait le port de sa tenue traditionnelle le rempart de son comptoir d'acajou. Claire remarqua avec un brin d'envie que son obi mordorée, ramagée de fleurs de lotus aux nuances délicates, soulignait la finesse de sa taille. Elles étaient seules dans l'immense salon de réception du trente-troisième étage du Conyngham Plaza. Lui faisant face, un écran géant, dont le son était coupé, diffusait en boucle les images d'un déraillement meurtrier au Pakistan.

Le décor était contemporain, opulent et impersonnel : moquette blanc cassé, murs taupe dont la sévérité était rompue par des toiles agressivement bariolées d'Andy Warhol, fauteuils en cuir trop confortables pour son goût : l'attente se prolongeait et elle sentait avec inquiétude une insidieuse torpeur la gagner.

Tentant de réagir, elle se leva et s'approcha de la baie vitrée, faisant crânement fi du vertige auquel elle était sujette. Sur l'esplanade, quelques cent trente-cinq mètres plus bas, elle distingua, réduite aux dimensions d'un hochet chamarré, la monumentale sculpture de Dubuffet qu'elle avait entrevue, avant que la voiture s'enfonçât dans le parking. Aux alentours, les façades des buildings d'acier et de verre du quartier des affairesréfléchissaient durement les rayons du soleil déclinant. Aussi loin que portait son regard, des lumignons vacillants naissaient dans le damier des interminables banlieues qu'elle avait traversées depuis l'aéroport. C'était l'heure de pointe, et des dizaines de milliers de véhicules s'amassaient, pare-chocs contre pare-chocs, en d'inextricables bouchons, sur les entrelacs complexes des autoroutes qui enserraient le centre-ville. Le ciel, zébré par les traînées duveteuses des jets en haute altitude, était encore bleu mais, à ses pieds, la mégapole était recouverte d'un manteau gris sale, entretenu par la circulation démentielle et les industries pétrochimiques. Nul bruit ne venait cependant troubler la quiétude du salon, sinon le chuintement de la climatisation, et l'écho assourdi de la voix haut perchée de la réceptionniste qui répondait au téléphone.

Combien cet environnement était éloigné, dans tous les sens du terme, de ce qu'elle aimait ! Elle se prenait à regretter, déjà, le désordre familier de son petit bureau, qui donnait sur les jardins de Sophia Antipolis, et dont il n'était que d'ouvrir les croisées pour qu'il soit envahi par les senteurs des mimosas et des pins du parc de la Valmasque tout proche.

Opération HadèsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant