Chapitre 16

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CHAPITRE 16

Mama Lucy

Après avoir pris congé de la PDG et de son conseiller, Claire, serrant précautionneusement son nouvel ordinateur, emboîta le pas à Stanley. Celui-ci la guida vers un monte-charge aux parois rayées de graffitis, qui les descendit à une allure d'escargot et avec force grincements inquiétants, jusqu'à un sous-sol plongé dans une semi-pénombre. Les rares ampoules qui n'étaient pas brisées peinaient à se refléter dans des flaques d'eau huileuse. Il s'agissait du parking des fournisseurs, lui expliqua-t-il. Pénétré de l'importance de son rôle, le chauffeur ne l'autorisa à le suivre qu'après avoir soigneusement scruté l'obscurité environnante. Il l'entraîna ensuite vers une camionnette qui avait connu des jours meilleurs, près de laquelle un jeune asiatique dégingandé, les cheveux longs, se dandinait au rythme de la musique de son baladeur, insensible à l'ambiance plutôt sinistre des lieux.

Sans qu'une parole eût été échangée, ils entrèrent par l'arrière dans le véhicule, dont le chauffeur claqua aussitôt les portes. Claire fronça le nez. Avant que l'obscurité ne les engloutisse, elle avait pu constater que le chargement consistait en ballots de linge sale. Rien n'était prévu pour qu'ils pussent s'asseoir.

- La camionnette appartient à un blanchisseur chinois que je connais, murmura Stanley. C'est son fils qui conduit. Ce sont des gens très discrets. Le moteur s'emballa, et le véhicule bondit en avant, si bien que la jeune femme, déséquilibrée, faillit tomber. Ils ne pouvaient voyager debout, et ils finirent par s'asseoir, adossés faute de mieux aux sacs de linge.

- Il n'y en a pas pour très longtemps, tenta de la rassurer Stanley. Après avoir gravi une rampe circulaire, la camionnette avait émergé à l'air libre, car une faible clarté filtrait par l'entrebâillement des portières. En dépit des relents malodorants du chargement, Claire, épuisée par les émotions, sombra dans une semi-somnolence, dont elle ne fut tirée, au bout d'un temps assez long, que par l'arrêt de la camionnette. Les portières s'ouvrirent sur un nouveau parking souterrain, guère plus accueillant que le précédent, mais c'était un soulagement d'échapper aux remugles qui stagnaient à l'intérieur. Après avoir fourré un rouleau de billets dans la main du chauffeur qui, indifférent, continuait à dodeliner du chef en écoutant sa musique, Stanley agrippa sa valise et l'entraîna vers une antique Toyota quatre-quatre, aux vitres poussiéreuses et aux flancs éclaboussés de boue séchée.

- C'est pour moins attirer l'attention, Miss, s'excusa le chauffeur avec un sourire contraint. Haussant les épaules, la jeune femme lui signifia que, dans les circonstances présentes, cela lui importait peu. Les fauteuils, en tout cas, n'étaient pas défoncés, c'était déjà un point positif. Stanley prit le volant et, dans un concert de pignons malmenés, ils gravirent péniblement la rampe de sortie.

Par la vitre sale, Claire tentait de se repérer, mais ils se trouvaient entourés d'immeubles bas aux façades de briques noircies, aux vitres parfois brisées, et d'entrepôts qui ne reflétaient pas non plus l'opulence. Les murs étaient abondamment tagués d'inscriptions, énigmatiques ou carrément ordurières. Des carcasses de voitures rouillaient devant des boutiques abandonnées depuis longtemps, leurs devantures barricadées de planches. Les rues étaient jonchées de bouteilles brisées et de boîtes de bière écrasées, et des grappes de chaussures pendaient des fils électriques. Les herbes folles avaient envahi les trottoirs défoncés. L'image typique et peu rassurante d'un ghetto urbain.

Des groupes d'adolescents, les noirs d'un côté, les hispaniques de l'autre, postés aux coins des rues, les regardaient passer sans bienveillance, et parfois avec des gestes hostiles. Les rares voitures filaient, toutes fenêtres fermées, sans respecter ni panneaux de stop ni feux rouges, du moins ceux qui fonctionnaient encore. Ils furent contraints, quant à eux, de s'arrêter un long moment à un passage à niveau, pour laisser passer un interminable et brinquebalant convoi de wagons-citernes, eux aussi souvent tagués. Stanley regardait souvent, et avec quelque nervosité, lui sembla-t-il, son rétroviseur, et cela ne contribuait pas à la rassurer. Quelle différence, réfléchit-elle, avec l'ambiance de la veille, au Country Club. C'étaient vraiment deux mondes différents qui se côtoyaient et s'ignoraient. On aurait pu se croire à Mogadiscio.

Opération HadèsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant