OUTSIDERS

35 - Ne me laisse pas partir

En média : La fama - Rosalia feat The Weeknd

* * *

Mon accident ne passe pas inaperçu – bien au contraire. L'éclat des verres contre le parquet usé d'une trentaine d'années produit un vacarme pas possible dans la salle. Pourtant, je n'y réagis pas d'un poil. Dans un véritable état second, le monde entier semble s'être arrêté de tourner tandis que Ian Davis, hissé sur un tabouret autour du comptoir, me fixe avec insistance.

Qu'est-ce que...

— Qu'est-ce qui se passe ici ? peste instantanément une voix dans mon dos. Rhodes ! Je t'ai pas embouchée pour foutre en l'air mon bar !

Je m'échappe de mon mutisme et découvre avec horreur que ma maladresse n'a pas seulement attiré l'attention de mon patron, mais également celle de la moitié des clients. Les conversations reprennent cependant naturellement leur cours, au même rythme que la musique. Alors, la seconde d'après, je plonge à nouveau mon regard dans celui de Ian, et telle une malédiction, me voilà prise d'une seconde vague de paralysie.

Parce que ce n'est pas une hallucination – c'est la réalité et, bon sang, il est incroyable. L'était-il autant à l'époque ? En soit, il n' a pas beaucoup changé... Sa barbe brune s'est juste légèrement épaissie, et il parait plus mûr... plus baraque, aussi. Sans doute mes goûts ont évolué avec l'âge mais je le trouve encore plus attirant qu'avant.

Son apparence ne devrait pas autant me sauter aux yeux, ni me faire autant d'effet. Ce n'est pas comme si je l'avais pas eu en face de moi il y à peine quatre jours... D'un autre côté, je n'ai cette fois pas le taux d'alcoolémie d'une ivrogne en cellule de dégrisement, et la lumière n'est pas non plus tamisée comme si nous étions dans un club de strip-tease... Pas sûr que l'autre nuit compte.

— Je te paye pas non plus pour rester à rien faire ! continue de s'époumoner Pablo. Qu'est-ce que tu attends ? Aller, répare tes conneries !

— Ce n'est pas de sa faute, intervient à ses risques et périls Ian alors que je m'exécutais en m'abaissant au sol. C'est moi, je l'ai...

Ma pichenette discrète sur sa cheville le faire taire sur le champ... juste après s'être esclaffé dans sa barbe. Je ne sais pas trop ce qu'il imaginait en tentant une argumentation avec Pablo, mais il n'a visiblement pas encore capté à qui il avait affaire.

— Décidemment tu sais choisir tes patrons, ricane Ian tandis que je me relevais sur mes jambes, ma balayette remplis de débris de verres à la main.

Je jette un œil alerté à Pablo, encore bien trop près de nous malgré son abandon de poste de tortionnaire.

— Sérieux, tu veux vraiment me faire virer ?

Cette fois, mon ton agressif fait mouche. Ignorant son haussement de sourcil, je marche d'un pas volontaire jusqu'à la poubelle, y jette rageusement mes verres brisés en mille morceaux à l'intérieur, et revient finalement à lui, mon visage peint d'une expression agacée.

Ce n'est pas juste de réagir ainsi, je le sais. Surtout qu'il est clair que ce comportement est à mille lieux de ce que sa présence m'inspire, là tout de suite. Mais justement. Je suis déstabilisée. Et ça m'énerve d'être déstabilisée, alors il faut bien que je me défoule.

Et que je camoufle ce que mon subconscient me challenge de faire...

— ¿Qué quieres ?

Diego, à deux mètre de nous, est pris d'une soudaine quinte de toux qu'il dissimule presque aussitôt dans sa paume. Je crois que la fin de sa pause remonte à un petit bout de temps, maintenant... Il ne doit pas piger pourquoi je lui parle en espagnol alors que sa nationalité américaine rayonne jusqu'à l'autre bout de la pièce. Il doit encore moins piger cette électricité... visiblement flagrante entre nous. Génial.