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Suzanne - 


Prof... non, Prot... Protocole ? Protocole.

Suzanne bouge instinctivement les lèvres et répète silencieusement plusieurs fois le mot, satisfaite de l'avoir déchiffré si vite.

« Tu sais, aujourd'hui encore nous comptons beaucoup sur toi. Tu le sais, n'est-ce pas ? »

L'homme a une barbe grisonnante indiquant son âge mûr et tranchant avec son visage rond, ses joues roses et sa petite taille qui lui ont valu pendant des années le sobriquet de « Tête de nounours ». La barbe étant un moyen de cacher ces caractéristiques physiques embêtantes, il a aussi des lunettes rectangulaires qui lui tombent sur le bout du nez et lui donnent un air plus sérieux.

« Et quand je dis « nous », ce n'est pas que moi et l'équipe, ce sont aussi tes camarades, tes pauvres camarades qui attendent désespérément de retrouver leur conscience et leur liberté. Et ça, il n'y a que toi qui peut leur offrir. Tu le sais, n'est-ce pas ?»

Suzanne ne peut empêcher son cœur de se serrer, fort. Et pourtant, ce n'est pas la première fois qu'elle a le droit à ce discours. À force, une partie d'elle se dit qu'ils font exprès de le lui rabâcher comme un mantra pour nourrir sa culpabilité, oui, une partie d'elle le sait. Cela ne change en rien le fait que cela fonctionne à chaque fois, à chaque fois, elle revoit les yeux des autres. Ces yeux aux pupilles rétractées semblants pour tous dénués d'humanité et d'émotions, pas pour elle. Elle, elle est capable de les voir, elle peut distinguer derrière ces regards, des supplications, des plaintes qui transpercent son torse et s'accrochent sans pitié dans son cœur. Elle sent leur souffrance, elle sent leur peur, et elle, elle ne peut rien faire d'autre que regarder et traîner derrière elle cet affreux syndrome du survivant.

« C'est pour ça que tu vas faire des efforts ? N'est-ce pas ? »

Comment chacun de ses mots pouvait-il la toucher à ce point ? Suzanne essaie de reporter son attention sur autre chose, sur cette affichette plastifiée aux bordures rouges, qu'elle avait commencé à lire.

Protocole, donc. Ensuite ? D'éva... évacuafion ? Non, elle se trompe encore... Évacuation ? Voilà qui sonne mieux. Protocole d'évacuation. Elle connaît "protocole", et elle a la vague impression d'avoir déjà entendu parlé « d'évacuation » mais elle n'est pas tout à fait sûre du sens de ce mot qui a l'air plutôt courant – et cette ignorance la frustre.

Elle se reporte au texte en dessous mais les mots sont trop rapprochés, les lettres se mélangent et les mots de plus en plus complexes s'enchaînent. Irritée, elle abandonne. Dire qu'il n'y a pas si longtemps elle pouvait lire presque sans fautes du premier coup des phrases entières ! Aujourd'hui, son cerveau en bouillie permanente a bien d'autres choses à penser, elle manque d'exercice. Bien qu'elle en ressente un certain énervement, il est normal qu'elle ait du mal à déchiffrer ces symboles compliqués que sont les lettres.

« Pour cette séance, nous allons faire comme hier et avant-hier, d'accord ? » l'homme à la tête de nounours l'interroge du regard, elle hoche la tête à l'affirmative- pas le droit de parler, « Mais tu dois comprendre qu'il faut que tu facilites la tâche à l'autre sujet, d'accord ? Normalement il sera plus en forme qu'avant mais tu dois tout de même l'aider. Mais je ne doute pas que tu vas le faire, tu es une gentille fille, n'est-ce pas ? »

Une gentille fille... Est-elle vraiment une gentille fille ? Alors qu'elle a trahi ses pairs et qu'elle n'arrive même pas à les sauver ?

Elle hoche de nouveau la tête, docile. Pas question qu'elle rate encore une chance de le faire, de les sauver.

Sacha et SachaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant