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Sacha (la fille) :


Timothée est courbé sur son bureau, il a enfilé des gants en latex bleu et attaché ses cheveux en chignon sur le haut de son crâne. Le matériel de chimie qui s'éparpille sur la paillasse répond à la logique singulière du jeune homme, et ses mains trouvent naturellement ce qu'il cherche sans avoir besoin de lâcher le trait de jauge des yeux. Durant quelques heures Timothée a repris le travail qu'il s'évertue à réaliser depuis quelques jours, peut être moins; c'est scrupuleusement qu'il respecte une rigueur académique dans chacun de ses gestes, et lorsqu'il semble perdre cette passion maladive il lui suffit de jeter un regard plein de culpabilité à ma main veinée qui noircit de jour en jour pour se remettre au travail.

Hier, il avait de nouveau sorti la petite gourde en métal contenant ses comprimés blancs pour en prélever un minuscule échantillon avant d'avaler la petite capsule blanche. Ma présence semblait fantomatique et il étudiait comme si je n'étais pas dans la pièce, comme si je ne le fixais pas en m'intéressant de près à ses expérimentations, comme si ses paroles n'avaient pas totalement changé ma compréhension de la réalité.

Je me retourne sur le sofa en essayant de taire cet effroyable sentiment de malaise qui grandit en moi. Je tends la main face à moi et une petite tentacule dorée s'enroule autour de mon bras pour saisir le verre d'eau posé sur la table. Je me suis entraînée plusieurs heures pour attendre ce formidable exploit, les tentacules dorées que je fais surgir par la pensée deviennent ma seconde paire de mains et j'essaye de leur inculquer une précision aussi chirurgicale que celle de mes dix doigts. Je transporte le verre d'eau jusqu'à mes lèvres et m'amuse à boire sans utiliser mes doigts. Quelques fois Timothée me renvoie un regard courroucé qui se voile rapidement de culpabilité.

Il y a ces moments aussi, où la solitude s'abat sur mes os comme une pluie lourde et étouffante, elle creuse un énorme gouffre à l'intérieur de ma poitrine et je m'y sens aspirée comme dans le capharnaüm de mes émotions.

J'ai envie de pleurer et de hurler en même temps, de disparaître et de mourir pour ne plus rien ressentir aussi. Même ma salive semble amère. Et dans le silence, lorsque je m'imagine mourir en retenant mon souffle pour essayer de me figurer un monde où je n'existe plus, j'entends la respiration lente et profonde de Timothée. Je le hais, c'est de par ses mots que j'avais cru mourir une seconde fois.

Respire, avale ton malaise viscéral.

« Je vais guérir ? » sont les trois mots qui font des allers retours à la frontière de mes lèvres, sans oser passer mes dents. Quelques fois je me sens détachée du cours des évènements, les problèmes m'atteignent de très loin et deviennent insignifiants, ce n'est plus vraiment mon corps durant quelques instants. Il est possédé par autre chose.

Je vais mourir ?

Et seul le dos courbé de Timothée répond à mes angoisses, mais répondre à quoi ? Les questions n'osent pas franchir mes lèvres et restent coincées dans ma gorge. Le silence est étouffant, quelque part au fond de moi quelque chose ne cesse de croire que tout va bien, que tout ira bien, c'est stupide l'espoir. Ça nous fait espérer même lorsque tout est foutu.

J'ai fermé les yeux, et j'ai pensé très fort : « Sacha tu m'entends ? », j'y croyais un peu au fond, et ça aussi c'était stupide. J'espérais presque entendre sa voix hésitante à l'intérieur de ma tête me répondre un « Sacha ? C'est toi ? ».

Mais là tout de suite je tripote les bandages qui s'enroulent du bout de mes doigts jusqu'au poignet, ce n'est pas très utile mais Timothée m'a déclaré en mettant des gants pour bander ma main, que personne n'était jamais trop prudent. Sauf lui, et ça c'est moi qui le rajoute dans ma tête pour passer le temps.

Sacha et SachaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant