Comme à son habitude, New York grouillait. Une foule compacte et cosmopolite se bousculait dans les célèbres avenues de Manhattan. Mais on ne pouvait pas dire que la mégalopole américaine de la Côte Est brillait de tous ses feux car un voile de fumée tenace planait depuis plusieurs jours, masquant les sommets de ses gratte-ciel. Les médias attribuaient ce phénomène aux terribles incendies géants qui dévastaient le nord du Québec ainsi que d'autres parties du Canada tout proches.


Arrivés en voiture de Philadelphie avec leur bébé Eva, David et Nina étaient d'abord passés par leur hôtel, situé dans le Queens, pour y déposer leurs bagages. Leur rendez-vous chez le médecin spécialiste des troubles du sommeil pour leur petite fille étant fixé trois heures plus tard, David appela un confrère journaliste au New York Times qu'il n'avait pas revu depuis un bon bout de temps et lui proposa de lui rendre visite, ce que l'autre accepta avec plaisir. Nina demanda alors à son mari s'il pouvait la déposer avec l'enfant et sa poussette aux abords de Central Park afin qu'elles puissent aller y prendre l'air en attendant la consultation médicale.


David approuva l'idée et conduisit la Ford familiale jusqu'à l'un des nombreux accès au vaste poumon vert de la ville de New York, le long de la cinquième avenue. Il stoppa le véhicule en double file, activa les « warning », en descendit, ouvrit la malle arrière et monta rapidement le landau d'Eva. Il y installa ensuite la petite et Nina prit les commandes de la voiture d'enfant tandis que le journaliste américain courait déjà vers son volant, pressé par les coups de klaxon rageurs d'automobilistes mécontents. Il eut juste le temps de crier en direction de son épouse « Rendez-vous ici, exactement au même endroit, dans une heure ! » et il démarra. La Ford grise se fondit dans la circulation new yorkaise puis finit par disparaître.


Nina entra dans Central Park avec Eva qui, confortablement étendue sur le flanc à l'intérieur de sa poussette, se montrait calme, même si elle ne dormait pas. Leur déambulation commença et se poursuivit dans les allées goudronnées de l'immense espace de verdure arboré dans une atmosphère paisible que la foule des promeneurs ne semblait pas pouvoir altérer. Il y avait pas mal de monde. L'infirmière et son nourrisson, chemin faisant, croisèrent de nombreux joggeurs et joggeuses ainsi qu'un flux ininterrompu de personnes de toutes sortes. Toutes les classes sociales, toutes les origines ethniques et tous les âges étaient représentés. Cela donnait l'impression que des habitants des cinq continents venaient chercher en ce lieu unique un peu d'oxygène, de paix et de sérénité.


Après avoir longé un grand plan d'eau, la jeune maman et sa progéniture se retrouvèrent au croisement de leur voie de promenade avec une autre plus étroite. Dans l'angle, face à une pelouse qui s'étalait sur plusieurs centaines de mètres, un marchand ambulant servait ses clients sous des parasols verts et blancs ayant pour principale fonction de protéger ses marchandises contre les rayons d'un soleil à demi voilé. Le commerçant, un Hispanique maigre comme un clou, vendait plein de choses à emporter, à boire, à manger ou à grignoter.


Cela rappela à Nina qu'elle n'avait rien avalé depuis des heures en raison du trajet en voiture entre la Pennsylvanie et New York. Elle avait donné ses biberons à Eva mais David et elle étaient restés l'estomac vide.


La tentation fut trop forte. Le ventre de la Franco-Américaine émettait des gargouillements que la vue de l'étal du vendeur de boissons fraîches et de sandwiches ou autres burgers ne faisait qu'accentuer. Nina dénombra quatre badauds faisant déjà la queue devant elle. Des groupes de personnes discutaient autour du point de vente mobile, qui attendaient probablement les gens qui patientaient pour être servis. Elle décida de prendre place dans la file, tenant la poussette d'Eva par l'une des poignées, sur sa droite.


Quand vint son tour, elle s'avança pour se tenir face au marchand, lâchant le landau de son bébé désormais positionné dans son dos et commanda un hot dog ainsi qu'un coca. Pendant la préparation de son encas, Nina fouilla dans son sac à main et en sortit dix dollars. En relevant la tête elle aperçut sur sa gauche, un peu plus loin, un homme qu'elle avait remarqué plus tôt en pénétrant dans le parc. Elle le reconnut parce qu'elle lui trouvait un physique à son goût. Il devait avoir la trentaine et avait de jolis cheveux bruns. Elle fut surprise de le voir à nouveau là, à quelques mètres à peine, alors que Central Park était immense et très fréquenté.


L'Hispanique maigrichon arracha Nina à sa méditation en lui tendant une cannette et un hot dog fumant. L'infirmière de Philadelphie lui donna ses dix dollars. Soudainement, alors qu'elle tenait à bout de bras ses deux achats, quelqu'un derrière elle la bouscula. Le hot dog comme la boisson lui échappèrent des mains et s'écrasèrent sur le sol. Elle se retourna et se rendit compte que la responsable était une femme brune, la quarantaine environ, qui se confondit en excuses en s'agenouillant pour ramasser les articles tombés par terre. Elle proposa même d'acheter séance tenante un autre hot dog pour réparer sa bévue. Nina accepta tout en prononçant quelques paroles bienveillantes de nature à mettre à l'aise sa maladroite interlocutrice qui paraissait vraiment confuse.


En attendant son nouveau hot dog, la Française regarda machinalement dans la direction de l'inconnu qu'elle avait jugé séduisant. Il n'était plus là. Puis un réflexe maternel lui fit tourner le regard vers le landau d'Eva. Et ce fut la stupeur. Et même l'horreur. La voiture d'enfant était vide. Son bébé avait disparu. Elle écarquilla les yeux et scruta à nouveau la poussette, se refusant à croire l'horrible réalité. Mais la petite fille s'était volatilisée.


Nina sentit tout son corps trembler. Elle crut qu'elle allait devenir folle. Elle hurla et se mit à courir dans tous les sens, autour de la petite boutique ambulante. D'une voix étranglée agitée de sanglots, elle répétait en gémissant et en se mouvant comme un pantin désarticulé : « ma petite Eva, où est ma petite Eva, où est mon bébé ? »


Les promeneurs l'observaient, médusés, ne sachant que faire. À un moment, surmontant sa panique, l'infortunée maman distingua, à travers les larmes qui lui voilaient les yeux, une grande boîte jaune fixée à un réverbère planté dans l'herbe en bordure du chemin. Elle voyait flou mais parvint à lire ce qui était écrit dessus en grosses lettres : « To call police ». Avec l'énergie du désespoir, elle se jeta sur cette armoire providentielle, en tira rageusement vers elle l'unique battant, décrocha le combiné téléphonique se trouvant à l'intérieur puis appuya sur le gros bouton rouge. À l'autre bout du fil, un opérateur voulut connaître l'objet de l'appel. Il n'obtint pas de réponse.


Nina s'était écroulée. Elle gisait sur le sol,inanimée.


Le quatrième secret de soeur LuciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant