Chapitre I

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« Je n'aime pas les hommes ; j'aime ce qui les dévore. »
André Gide

Nous sommes avachis sur le canapé. La télé en fond diffuse un reportage sur la consommation de masse. Le documentaire explique comment selon les variables atmosphériques, comme la musique, les odeurs, la luminosité, peuvent entraîner une stimulation de plaisir ou au contraire de déplaisir selon les individus. Victor vient d'écraser son joint dans le cendrier et ne quitte pas des yeux le blog de body painting sur lequel il est tombé. Mon esprit divague, lorsque Victor m'impose, avec mon ordinateur portable en plus, de regarder une série de clichés de peinture corporelle.
- Téma mec ! Putain moi comment j'kiffrais d'être à la place du gars qui peint sur les meufs à poil... Oh regarde celle-là comment elle est chanmé ! S'exclame-t-il. On laisse un commentaire ?
- ...Mieux, clique sur « signaler un abus ».
- Pourquoi ?
- Pour l'orthographe, ça saute aux yeux.
- Bah quoi ?
- Il n'y a rien qui te choque ?
- ...Ouais là il a écrit « attentive » avec deux T.
- Normal, c'est comme cela que ça s'écrit. Je parlais surtout des homophones grammaticaux : le « et » et le « est », le « ce » et le « se », pire encore le « ses » et le « c'est ».
- Mais on s'en balek ça ! Alors j'écris qu'elle est mortelle en sirène ?
- ...Fais donc cela tiens.
Il pianote sur le clavier.
- Aller hop c'est fait ! Commentaire déposé le 14/08. Ah meeeeerde on est le quatorze ! C'était l'anniversaire de ma mère le onze, j'ai zappé ! Remarque Victor avec un ton de regret dans la voix.
- Décidément les anniversaires c'est comme la cuvette des toilettes, tu les rates à chaque fois... Au fait, Victor... Mme Lecerf ne viendra plus faire tondre son chien ici.
- Comment tu sais qu'elle viendra plus !?
- Je la follow sur Twitter.
- T'es trop drôle toi. Aller dis ! Tu l'as croisée ?
- On peut dire ça... Elle est en cellule au funé, rétorqué-je posément en jouant avec mon briquet.
- Elle est morte !?
- Oui, c'est comme cela qu'on dit.
- Attends mec, tu m'annonces comme ça que Mariette est morte !? Qu'elle est au frigidaire dans ta morgue !? Frigidaire est une marque déposée. Le vrai terme est cellule réfrigérante mortuaire.
- Oui. Au réfrigérateur, au frigo, enfin en l'occurrence ce serait plutôt le congélateur. On l'a mise en cellule de froid négatif, vu l'état dans lequel les porteurs l'ont trouvée, c'était plus que nécessaire.
- ...Non mais j'hallucine ! T'es sûr que tu travailles dans le funéraire ? Tu parles comme ça aux familles en deuil !?
- Non. Mais tu n'es pas de la famille.
- Attends on parle de Mariette là ! C'était ma cliente préférée ! Il veut dire la plus rentable. Eh mais au fait ! Chika !? Elle va bien ? Elle est où ?
- ...Tu veux quelle version ? Celle de Disney ? Ou celle de Nathanaël ?
- Oh mon Dieu ! Me dis pas qu'elle est morte aussi !? Me questionne-t-il avec de légers trémolos dans la voix. C'était ma chouchoute !
- Ça va, tu ne l'avais pas nourrie au sein non plus.
Au bout de quelques secondes de silence, il se lève et déclare :
- Faut que j'aille voir Mariette ! Vas-y t'as les clefs de la morgue, on y va tout de suite !

Pour que vous compreniez bien comment nous en sommes arrivés jusque-là, je dois d'abord me présenter et présenter les personnes qui m'entourent.
Je m'appelle Nathanaël Detrait. Nathou pour ma mère, Nath pour les proches qui ont la flemme de prononcer mon prénom en entier. J'ai vingt-sept ans et je suis conseiller funéraire, on y reviendra plus tard. Ma description physique sera sommaire : un mètre quatre-vingt-trois, plutôt mince, brun, les cheveux en bataille, la barbe de trois jours et les yeux bleus.
Vous parler de ma famille ? Pourquoi pas. Mon père s'est courageusement enfui avant ma naissance, laissant ma mère seule et sans argent. Ma mère et moi sommes proches mais sans l'être véritablement. Margot est une femme simple et dévouée qui a passé plus de temps à s'occuper de sa mère malade que d'elle-même. C'est une battante, aujourd'hui elle exerce le métier d'infirmière libérale. Quant à mon père, il n'a jamais pris de nouvelles, je connais son nom mais je n'ai jamais cherché à le recontacter. Pourquoi faire ? Je suis typiquement un enfant de la génération années 1980 : schéma familial classique.
Ah oui j'oubliais, je suis ataraxique.

(sans)timentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant