« Les morts ne connaissent pas la honte, mais ils puent horriblement. »
Anton TchekhovPour moi l'astreinte nuit commence à 18h00 et se finit le lendemain matin à 9h00. Pendant ce laps de temps j'ai les lignes de tout le secteur et j'attends près du téléphone qu'on m'appelle pour intervention. Il arrive que ce soit des particuliers qui me sollicitent mais bien souvent c'est la police ou la gendarmerie, on appelle cela une réquisition. Quand il y a réquisition, je me pointe sur les lieux avec un duo de porteurs et là on peut s'attendre à tout. Le pendu à décrocher, le type qui s'est jeté sous le train et où il faut ramasser les morceaux sur deux kilomètres, la fille qui s'est taillée les veines dans sa baignoire, les homicides, accidents de bagnole, overdose,... La mort ne manque pas d'imagination.
En trois ans d'activité dans le funéraire, j'en ai vu des trucs glauques. Des têtes qui se séparent de leur corps au moment du transfert dans la housse mortuaire, des visages dévorés par les insectes, les yeux remplacés par des nids d'asticots, des corps carbonisés, des momies aussi, lorsqu'on les retrouve des mois plus tard, à peine on les attrape par un bras que tout s'effrite,... A l'instar des fermes à cadavres aux Etats-Unis, on voit un peu tous les stades de la mort. Du défunt encore chaud qui vient de rendre l'âme, au squelette digne des mannequins de salle de sciences naturelles. Le moins pire étant les extrêmes, ce qui se passe au milieu n'est pas toujours joli.
Cela varie d'un individu à l'autre. Eh oui, même durant la mort on n'est pas tous égaux. La thanatomorphose se déclenche dès l'arrêt des fonctions vitales...et à l'aune de tout un tas de facteurs aussi bien intrinsèques : morphologie, mode de vie, maladie, traitement médicamenteux,... Qu'extrinsèques : température, taux d'humidité, prolifération et type d'insectes,... Ce processus peut agir de manière exponentielle. Certains se dégradent plus spectaculairement que d'autres, le corps en putréfaction revêt parfois des couleurs surréalistes : gris, noir charbon, rouge allemande sur la plage, vert, jaune Minion, bleu violacé,...une vraie palette de peintures.
Comme je l'ai mentionné plus haut, j'ai toutes les lignes du secteur. Cela implique les coups de fils des clients, qui n'appellent pas forcément pour signaler un décès. Comme le coup de téléphone de 7h00 du matin : « Je suis devant l'agence mais y'a personne ! » Si vous vous penchez sur les lignes inscrites en dessous du numéro que vous venez de composer, vous pouvez voir que les heures d'ouvertures sont 9h/12h, 14h/18h. Il y a aussi les spécialistes qui appellent en pleine nuit, comme monsieur Defer, qui vous sollicite à une heure du matin pour modifier sa nécrologie qu'il a rédigé par avance dans son contrat obsèques, car je cite : « ça m'empêche de dormir ». Vraiment ? J'en connais un autre du coup que ça empêche de dormir. Et puis il y a aussi les petits malins qui appellent en numéro privé pour rigoler : « Oui bonsoir, mon cochon d'Inde est mort, vous faites des cercueils miniatures ? ».Il est 19h21. Nous arrivons avec les porteurs sur le lieu de la réquisition. Je n'ai jamais mis les pieds dans ce quartier. Je fais un tour lentement sur moi-même pour scruter le cadre et l'atmosphère qui y règne. Mes yeux s'arrêtent sur la maison du voisin d'en face, une énorme banderole mesurant pratiquement toute la maison, faite main, avec inscrit dessus : « Christine je veu que tu reviens ». Original comme mode de reconquête. Qu'est-ce que tu attends Christine ?
Derrière nous, des blocs d'au moins dix étages avec une constellation de paraboles toutes tournées dans la même direction, chaque balcon en est équipé. Non loin de là, un homme nous dévisage, beaucoup trop vieux pour porter une cagoule de ce genre, c'est bien à quatre ans, à quarante ça fait juste pointeur. Une dame d'une cinquantaine d'année nous passe devant en vélo...à grosses roulettes. Plus loin un mec grisonnant vient dans notre direction, il arbore un magnifique mulet gras, un bandana rouge autour du cou et une banane autour du ventre. Il promène son...je crois que ça a l'air d'être un chien. Un vieux bâtard famélique avec le poil tout hirsute, je n'arrive pas à définir lesquels des deux est le plus flippant. Il n'y a pas à dire, c'est dépaysant comme quartier... Il y a un côté cour maternelle des miracles, j'aime bien.
La police est présente, elle nous attend. L'officier de police judiciaire, après nous avoir salué entame par un : « Bon je préfère prévenir, il a été bouffé par son chien ! ». Ok. Nous rentrons dans l'appartement, pour tomber directement sur le corps sans vie de M. Prost. Il git sur un tapis affreux en polyester. Effectivement, une main a été dévorée jusqu'au poignet et une partie du visage aussi. L'instinct de survie d'un chien affamé. Malgré la loyauté et l'amour que devait porter l'animal à son maître, on a pu en constater les limites.
VOUS LISEZ
(sans)timent
RandomAvez-vous déjà imaginé ne ressentir aucune émotion ? C'est ce que vit Nathanaël Detrait, un jeune homme de 27 ans, atteint d'ataraxie depuis sa plus tendre enfance. Face à n'importe quelle situation il ne ressent rien. Absolument rien. Alors, tel u...