Chapitre XIX

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«  Les gens, tout comme les rêves et les cœurs, se brisent si facilement. »
Neil Gaiman

Assis dans le fauteuil du salon, je lis un livre pioché dans la bibliothèque d'Evalina et recommandé par Evalina. Il y a des annotations, des pages cornées, des phrases sont soulignées au crayon de papier et des croix sont faites dans la marges devant certaines phrases, sans qu'on ne sache vraiment pourquoi... Seule Evalina le sait. Victor et Sarah squattent le canapé en discutant de la sensibilité passagère des gencives de Victor. Sans doute un début de scorbut, vu tous les fruits qu'il ne mange pas. Eh oui Victor, les pâtes de fruits ça ne compte pas.
Heureusement pour moi, j'ai une excellente capacité à faire abstraction de mon environnement extérieur lorsque je plonge la tête dans un bouquin. Quand Evalina sort de la douche en lançant d'une voix interrogative :
- Tu commences à perdre tes cheveux Mingus ?
- 'Tain m'en parle pas, ça m'fait flipper ! Ça se voit !?
- Quand on passe derrière toi à la douche, oui.
Evalina circule devant moi... Elle a changé de parfum, plus poivré celui-ci.
- Laisse tomber, dans dix ans j'suis chauve comme mon daron. Toute façon c'est soit tu perds tes veuche, soit tu blanchis.
- Moi je connais un gars, il a notre âge et il a les tempes dégarnies et pleins de cheveux blancs ! Exprime Sarah pour rassurer Victor sur son début d'alopécie androgénétique.
- C'est pas le cas de tout le monde, regarde Nath, il a de beaux cheveux bruns et en masse.
- C'est vrai. On a toujours envie de passer la main dans tes cheveux, déclame Sarah.
- Eh bien ON va refreiner ses pulsions, assuré-je sans lever la tête du bouquin.
Hormis les formules de politesse comme le serrage de main ou la bise, j'ai à l'accoutumée une sensation étrange lorsqu'on rentre en contact physiquement avec moi. Que ce soit ces gens qui posent la main sur votre bras lorsqu'ils vous parlent, ou ces autres qui se permettent de vous enlever un cil sur votre joue, un cheveu sur votre veste, de vous chatouiller les côtes, ou d'essayer de voir si vous avez des poignées d'amour,... Je ne montrerais aucun signe de désagrément, je me contenterais de rester stoïque mais je n'apprécierais pas le geste pour autant. Je le vis comme une intrusion. Je ne suis pas tactile avec vous, alors faites-en de même. Les personnes qui peuvent me toucher sans que cela...m'incommode, se comptent sur les doigts d'une main. Evalina, ma mère peut-être mais elle ne le fait pour ainsi dire jamais, et ma petite amie.
- Oh c'était un compliment hein, Monsieur le râleur, avoue Sarah.
Je ne relève même pas. Elle poursuit :
Bon maintenant que vous êtes tous là faut que je vous dise...j'ai rencontré quelqu'un. J'ai rencontré quelqu'un ! Il s'appelle Djordan et j'aimerais vous le présenter. Il s'appelle Cédric et j'aimerais vous le présenter. Dimanche midi, on pourrait faire un repas ici, ça vous va ?
Au-delà de ce que Victor et Sarah pouvaient nous offrir comme ébahissement sur l'espèce humaine, nous avions la « chance » Evalina et moi de rencontrer par le biais de ces deux phénomènes des personnes plus exceptionnelles encore. Les amis de Victor c'était une chose, mais les petits amis, ô combien nombreux de Sarah, c'était une pure jubilation.

Dans mon top trois des repas avec les petits copains de Sarah :

Serge :
Il est arrivé dans son marcel qui laisse apparaître des muscles soigneusement travaillés, cheveux plaqués en arrière et luisant de Pento, mâchoire carrée, survêtement et baskets aux pieds. Le genre de type à poster des photos de lui torse nu, sur les sites de rencontres, avec un chaton d'un côté et un bébé de l'autre.
- Je m'appelle Serge mais mes amis m'appellent Freebo.
- Salut...Serge, exprimais-je lorsqu'il me serra fermement la main.
On arrivait au plat principal et ni Evalina ni moi avions envie de se coltiner encore longtemps le triste spectacle du bodybuilder-tunning man, qui nous expliquait toutes les modifications qu'il avait effectué sur sa voiture.
Evalina servait le vin.
- Verse-en jusqu'à ras bord, lui indiquais-je tout bas.
Je sais qui inviter si un dîner de cons se profile. Fallait que je change de sujet.
- Captivant ce que tu racontes. Mais depuis tout à l'heure une question me taraude : Freebo, c'est le verlan de beaufrie ?
- Quoi ? Il faisait semblant de ne pas comprendre, ou alors ses capacités intellectuelles ne lui permettaient peut-être pas de comprendre... Nous allions vérifier cela en laissant Sarah et Monsieur muscle guider la conversation. Nous interviendrons le moment venu. 
Victor posait systématiquement son éternelle question:
- T'as déjà pris combien de sorte de drogue ?
- Aucune, répondit Serge fièrement.
- Les stéroïdes sont considérés comme de la drogue, annonçais-je.
- J'en ai jamais pris ! Cracha-t-il sèchement. Il avait l'air d'y mettre un point d'honneur.
- Comment expliques-tu ces muscles anormalement développés ? Reprit Victor.
- Je fais de la muscu en club c'est tout.
- Tu soulèves des masses inertes pendant trois heures cinq fois par semaine jusqu'à être tout rouge ? Demanda Evalina qui rejoignit la partie.
- Non, je n'y vais que trois fois dans la semaine, assura Serge sur un ton sérieux. Si on en abuse on augmente le risque de se blesser. En y allant qu'un jour sur deux, je laisse le temps à mon corps de récupérer entre deux sessions. Et comme ça, je me fais jamais mal.
Personne n'enchaina, alors je pris la parole.
- ...C'est peut-être que tu as un cerveau tellement petit que tu n'intègres pas la notion de douleur. Je le laissais assimiler la phrase et enchainais par un : j'ai bon ?
Serge serra sa mâchoire carrée et ne répondit pas. Je sentais la tension monter en lui à chacune de mes interventions.
- Ne cherche pas, ils sont jaloux de ton corps, conforta Sarah niaisement.
Un abonnement au club de sport ? C'est comme si vous m'offriez une bétonnière, qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse, sérieusement ? Bon je le concède, je fais un peu de gainage quand j'ai le temps pour m'entretenir mais ça s'arrête là. Je dois avoir un cardio pourri...enfin je ne peux pas le savoir, je ne cours jamais. On en était où ? Ah, la jalousie.
- Oui c'est tout à fait ça, je suis jaloux de ne pas pouvoir fréquenter une salle où le critère pour entrer est d'avoir un QI inférieur à la taille de ses chaussures.
Evalina fit son rire Nathanaël. Un jour au début de notre histoire, je lui avais narré une petite anecdote truculente, que Kenzo oubliée d'ailleurs, et il était sorti de ce petit corps un rire singulier, qu'elle avait qualifiée de spécifique.
« Tu as entendu ce rire!? C'est mon rire Nathanaël. Y'a qu'avec toi qu'il sort ».
Bref, il ne devait pas être si simplet que cela puisqu'il finit par comprendre qu'on rigolait à ses dépens. Dans une synchronisation parfaite il jeta ses couverts dans son assiette et se leva d'un bond. Puis il plaça la chaise devant lui. Sa respiration était plus courte, ses mains étaient crispées sur le dossier de la chaise.
- Qu'est-ce que tu fais doudou ? Questionna Sarah.
- Je préfère m'en aller sinon ça va partir en live ! Grogna-t-il en me regardant méchamment, avant de revenir sur Sarah. On s'appelle plus tard bébé !
- Ok ! Fit Victor avec un grand sourire.
Serge ne releva pas et d'une démarche assurée, se dirigea vers la porte d'entrée. Sarah le rattrapa et ils discutèrent quelques minutes sur le palier. Susceptible comme garçon.

(sans)timentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant