« La vie des morts est placée dans la mémoire des vivants. »
CicéronEvalina rentre à l'appartement, elle pose ses affaires et se tourne instantanément vers moi :
- Tu viens avec moi Nath ?
- Où ? Rétorqué-je sans lever la tête de mon livre.
- J'ai dit : tu viens avec moi Nath !? La question s'est transformée en directive.
- Bien sûr.
Je glisse le marque page dans le bouquin sans même prendre le temps de finir mon paragraphe. Cela fait un mois aujourd'hui que le sergent Roze est décédé. Alors nous prenons ma voiture et nous roulons jusqu'au cimetière où est inhumé le père d'Evalina. Arrivés devant la sépulture, je me retire et m'assois sur le prie-Dieu de la tombe en face, de l'autre côté de l'allée. Je fume une clope pendant qu'elle entretient une conversation avec un bout de granit. Au moins maintenant il écoute tout ce qu'elle a à lui dire. Une fois fini, elle vient s'asseoir à côté de moi. Nous sommes que tous les deux dans ce cimetière, avec pour seul éclairage la lueur de la lune gibbeuse. Une brise légère flotte mais il ne fait pas très froid pour un mois de novembre.
- Fais-moi danser ! Ordonne-t-elle.
Je la considère quelques instants.
- Sérieusement ?... Loin de moi l'idée de refuser une...
- Tu n'as qu'à te laisser faire, c'est moi qui conduis, prononce-t-elle en se levant et en me tendant la main.
C'est ainsi qu'Evalina et moi avons valsé au beau milieu des tombes. Je ne sais pas combien de temps nous avons dansé, je sais juste qu'un moment elle s'arrêta et glissa à mon oreille ces quelques mots :
- Ne meurs pas, je te préviens, ça me tuerait de te survivre.Salon de réception, famille Peletier :
- Pour le cercueil, on va en prendre un basique ! C'était une personne simple.
C'est une phrase que j'entends de manière récurrente.
Je montre aux clients la salle cercueil et leur explique de manière rudimentaire ce qu'il faut savoir.
- Votre premier prix est à cinq cent cinquante euros, observe le client, et c'est juste quatre planches en bois ! Six en réalité. On est d'accord que c'est pour bruler. Vous avez des cercueils en carton !?
Un cercueil, c'est en général vingt à trente pourcent du prix des obsèques. Nous avons donc des directives dans ce sens. Sauf que je m'emploie à garder une certaine honnêteté intellectuelle vis-à-vis de la famille en face de moi. Je n'ai pas fait école de commerce et je ne suis pas commissionné sur la boîte en sapin. Je vends donc le cercueil choisi par la famille et ne l'influence pas.
- Non. Nous avons fait le choix de ne pas en commercialiser. Déjà, contre toutes idées reçues, ils ne sont pas moins chers que les premiers prix en pin et surtout très peu de crématoriums les acceptent. Ce n'est pas aussi écologique que cela se veut. La consommation d'énergie pour l'auto-combustion d'un cercueil en carton est supérieure à celle d'un cercueil en bois et le papier compressé en brulant aggrave davantage l'effet de serre. C'est vrai, ça tue les ours polaires... Mais la raison la plus évidente c'est que cela encrasse énormément les filtres du four. Le calvaire des agents du crématorium. J'entends Grégoire, le préposé aux crémations, le pizzaiolo du crématorium où nous avons l'habitude d'aller, je dis pizzaiolo parce qu'il a l'équivalent de la pelle à pizza, en beaucoup plus longue, pour touiller les restes calcinés et les faire tomber dans le pulvérisateur. Et bien je l'entends pester jusque-là quand il doit se taper le nettoyage des filtres.
La famille choisit donc le cercueil d'entrée de gamme en m'indiquant qu'elle ne veut ni capiton ni emblème religieux. Puis nous retournons à mon bureau.
Le fils Peltier, mon client, épluche le devis scrupuleusement. Des petites lunettes ornent le bout de son nez et lorsqu'il s'adresse à moi, il me regarde par au-dessus, ce qui lui donne un air mauvais. Il repose le devis sur la table et pointe du doigt les différentes prestations.
- Vous avez vu le prix que vous demandez pour le transport du corps, les soins de conservation et le salon permanent !?
Les gens extérieurs à la profession ne visualisent pas l'envers du décor. Ils ne voient que le produit fini, tel le poulet déplumé, cellophané dans sa barquette au rayon frais. Cela les arrange bien au final. Ils préfèrent occulter tout l'acheminement entre le moment où la personne est décédée en pyjama sur son lit médicalisé et le moment où ils la voient en salon habillée de son plus beau complet ou de sa plus belle tunique. Mais tout à un prix. Vous le feriez gratuitement vous ? J'en doute. Et de toute manière un enterrement est une dette alimentaire, en tant que descendant vous devez pourvoir aux funérailles de vos parents.
- Sachez que les soins et le salon ne sont pas obligatoires, légalement parlant. Ce sont des prestations optionnelles. On peut très bien ne pas faire de soins et laisser Madame en cellule réfrigérante. Vous ne la verrez que vingt minutes avant mise en bière et fermeture du cercueil.
- Oui, on va faire comme ça ! Mammon est partout.
Ce n'est pas comme si Monsieur Edgar Peltier était médecin anesthésiste et qu'il avait largement les moyens d'offrir des obsèques décentes à sa mère.
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(sans)timent
DiversosAvez-vous déjà imaginé ne ressentir aucune émotion ? C'est ce que vit Nathanaël Detrait, un jeune homme de 27 ans, atteint d'ataraxie depuis sa plus tendre enfance. Face à n'importe quelle situation il ne ressent rien. Absolument rien. Alors, tel u...