Chapitre XV

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« Rien n'est jamais sans conséquence. En conséquence, rien n'est jamais gratuit. »
Confucius

Fanny tient absolument à ce que nous dinions un soir, tous les trois, au restaurant avec son colocataire. Il s'appelle Brice. Les quelques fois où nous nous sommes croisés, je n'ai pas senti de la sympathie à mon égard. C'est discret mais je le ressens dans son regard, dans son intonation de voix et dans la manière qu'il a de placer ses mots. Au début, cela peut passer pour de la taquinerie mais l'orientation et la fréquence, même subtilement dosées soient-elles, révèlent bien son intention. Bref, il ne m'aime pas. Je m'en remettrai, ce n'est pas le premier et ce sera loin d'être le dernier. En fait, j'ai compris pourquoi. Brice aime sa colocataire plus qu'une amie. Il le cache assez bien mais des petites choses finissent par le trahir.
Discrètement, j'ai interrogé Fanny sur son colocataire. Apparemment il n'a jamais eu que la seconde place dans sa relation avec elle, celle du bon copain, du confident à la rigueur. Sarah résumerait cela en deux mots : friend zone.
Et Fanny dans tout ça ? Est-ce qu'elle ne le voit pas ? Est-ce qu'elle ne veut pas le voir ? Ou est-ce qu'elle en a pleinement conscience et qu'elle éprouve une certaine satisfaction à vivre cela ? Je vais me pencher là-dessus.
En tout cas avec cet amour secret qu'il lui voue, il est normal que Brice tente de faire capoter toutes les nouvelles aventures de Fanny. C'est peut-être pour cela que j'ai accepté l'invitation.

Déjà, j'arrive avec vingt minutes de retard. Ils sont installés à la table d'une trattoria près du marché couvert et m'attendent.
Je ne m'excuse pas de mon retard et embrasse langoureusement Fanny, histoire d'agacer Brice d'entrée de jeu. Elle se rassoit et recule au fond de la banquette pour me laisser la place en face de Brice. Je n'en demandais pas tant.
- T'as les yeux drôlement rouges, remarque-t-il.
Effectivement, j'ai tiré quelques lattes sur le pétard de Victor avant de venir. Histoire de développer ma personnalité sardonique au cas où.
- Rappelle-moi, tu es en dentaire ou en ophtalmo ?
- Tu as choisi ? J'appelle le serveur pour qu'on passe commande ? Intervient Fanny.
Je survole la carte en deux secondes et prends une pizza hyper fat, l'herbe de Victor me stimule l'appétit. Fanny et Brice optent pour des pâtes qu'ils ont déjà présélectionnées en languissant ma venue.
Je suis en train de tenir une conversation avec Fanny quand Brice me coupe la parole :
- Tu ne manges pas les trottoirs ? En pointant les bords de pizza entassés sur le côté de mon assiette.
- Non, je trouve ça sans intérêt.
- T'as tort, c'est le meilleur ! Informe-t-il. Monsieur Brice a l'apanage du fin gourmet.
- Sûrement la raison pour laquelle autant de monde commande des pizzas sans garniture, parce que « c'est le meilleur ».
Fanny émet un petit raclement de gorge probablement pour me dire de freiner un peu et fait signe au serveur. Je me resserre un verre de vin et feins de ne pas l'entendre.
Je suis lancé et j'enchaine sur la rentabilité des pizzas nature et la nécessité pour Brice d'aller faire breveter cette trouvaille. Sans qu'il ne puisse dire un mot, je trouve déjà l'annonce pour l'ouverture de son restaurant qui va révolutionner le monde de la pizza.
- Chères convives, venez passer un délicieux moment dans la pizzeria « Chez Brice » où le chef vous proposera sa carte avec un large éventail de choix : la natura, l'authentique, la brut de pâte, la minimaliste, la virgina, existe aussi façon calzone. Seul ou à partager entre amis, venez profiter de l'offre exceptionnelle du mardi soir, une pizza achetée égale une pizza offerte.
Fanny me demande gentiment d'arrêter en justifiant que je suis saoul. Elle n'a pas tort, au cours de ce repas, je n'ai pas bu la bouteille de rouge, je l'ai carrément violée.
Le serveur débarrasse notre table et nous apporte la carte des desserts. Il me la tend et je refuse poliment. Mes deux compagnons de tablée me regardent interrogateurs, alors je suis obligé d'expliquer que je n'aime ni le chocolat ni la glace. Une fois ces deux éléments retirés de la plupart des cartes à desserts, il ne reste que la crème brulée ou la salade de fruit. Trop souvent déçu par la crème brulée et en ce qui concerne la salade de fruits, s'il n'y a pas la mention « frais » accolée derrière, on a le droit à la sempiternelle boîte de conserve, avec les cubes sans saveurs jaunes et blancs, sans oublier la cerise rose fluo. Et s'il vous plaît arrêtez avec vos cigarettes russes, c'est insipide, comme les bords des pizzas.
J'attends patiemment qu'ils terminent leur dessert et manifeste mon désir de partir. Après ces mots, je vois la mine de Brice en face de moi se ravir quelques secondes. Fanny prend la parole :
- Tu ne t'en vas pas déjà ? On a prévu d'aller à la séance de 22h30, tu ne viens pas avec nous ?
- Je dois composer un texte pour ma cérémonie civile de demain matin.
- Et tu comptes l'écrire dans cet état ? Relève Brice qui ne manque pas une occasion de me déconsidérer.
- Affirmatif.
On continue la conversation en sortant du restaurant italien.
- Attends mais tu ne reprends pas la voiture dans cet état-là !? Percute Fanny inquiète.
- Si.
- Et si tu te fais contrôler par la police et qu'ils te font souffler !? Balance Brice.
- ...Je leur dirais que je souffre du syndrome de l'autofermentation.
- Moi je ne te laisse pas repartir comme ça ! Assure Fanny. A la réflexion, j'aurais peut-être dû répondre non à sa question. Tu sais quelle est la cause principale des accidents de voiture ?
- Je dirais les gens qui conduisent.
- Surtout ceux qui conduisent avec trois grammes dans le sang, enchaine Brice pour abonder dans son sens. Tu sais combien de morts il y a chaque année sur les routes à cause de ça !?
- Vous avez eu des cours de sécurité routière en dentaire ?
- En tout cas ça se voit que vous n'avez pas eu de cours d'amabilité en fac de Lettres. Et puis inutile de te dire que si les flics te choppent...
- Inutile de me le dire mais tu le précises quand même, pour la seconde fois.
- Bon euh Brice je vais ramener Nathanaël. Tant pis pour la séance.
Cette phrase a sonné comme un glas dans la tête de son colocataire. Ses yeux ne mentent pas. Il s'était déjà projeté la scène de Fanny et lui, seuls dans la salle obscure du cinéma.
- On ne va pas au ciné ?
- Clairvoyant en plus, placé-je vélocement.
- On ira le prochain coup, impose Fanny en me poussant dans le dos.
Elle en fait ce qu'elle en veut du Brice. Je ne lui ai même pas dit bonsoir. Remarque, il l'aurait peut-être davantage mal pris. Avec l'épisode de ce soir, il a trouvé de nouvelles raisons de m'en vouloir.
Elle s'assoit derrière le volant et commence à me poser un tas de questions comme : où se trouvent les phares ? La marche arrière sur le levier de vitesse ? Jusqu'au lave-glace arrière.
Bon maintenant que tu as touché à tous les boutons et tous les réglages on peut peut-être y aller.
Sur le trajet jusqu'à l'appartement, elle commence à me faire des remontrances sur ma façon d'être, par équité je vais retourner le compliment. Et puis si je peux me faire un fix de susceptibilité au passage, je ne dis pas non.
Je ne formule que quelques mots mais suffisamment pour que la machine se mette en marche, et qu'elle parte dans tous les sens. Ce n'est qu'au bout de dix bonnes minutes qu'on finit par toucher le fond du problème. Les reproches. Comme c'est étrange, ses reproches sont plus une manière de rigoler, alors que les miens sont automatiquement des phrases assassines. J'ai peut-être oublié que Fanny Pasquier est la détentrice du savoir-faire des reproches conventionnels.
Le peu de considération que j'apporte à la discussion, enfin au monologue, l'amène à se poser des questions. Je devrais plutôt dire : à ME poser des questions. Je crois qu'elle n'a pas aimé lorsque je lui ai demandé si son interrogation, qui amenait une réponse évidente, était une vraie question. Je sens qu'elle rumine. Pas trop longtemps non plus puisque ça repart de plus belle.
Heureusement nous arrivons en bas de chez moi avec une place de stationnement pas loin, ce qui m'évite d'endurer le psychodrame. Elle gare la voiture, me jette les clefs et sors sans me dire au revoir. A travers la vitre, je la vois prendre la direction de l'arrêt de bus le plus proche pour rentrer chez elle.

(sans)timentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant