Chapitre XXXI

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« Chacun de nous est une lune, avec une face cachée que personne ne voit. »
Mark Twain

Tenir une agence de pompes funèbres, ce n'est pas comme tenir une boutique de fringues ou de bandes dessinées. Les gens ne franchissent jamais la porte de l'agence sans raisons précises ou par curiosité. Un couple de jeune se présente au magasin. Lui à la mine basse, elle, se déplace difficilement en se tenant le ventre. Aucun de mes collègues ne se précipite pour les accueillir... C'est pour un enfant mort-né.
- Tu peux t'occuper de la famille Nathanaël ? Me demande Régis.
C'est toujours pareil. Chacun à son excuse pour ne pas le faire. Régis est papa, il ne peut pas s'en occuper, c'est au-dessus de ses forces. Albane, ça lui rappelle qu'elle ne pourra jamais avoir d'enfant. Quant à Cindy, je crois qu'elle est tout simplement, choisissez l'adjectif que vous voulez : inexpérimentée, inapte, incompétente, inefficace, pour organiser ce type d'obsèques. Mais vous faisiez comment avant que je sois là ?
Je fais le nécessaire, le couple me remercie et s'en va. Pendant que je termine le dossier, Cindy se sent obligé d'articuler des mots dans ma direction. Comme nous sommes que tous les deux dans le bureau commun, j'imagine qu'ils sont pour moi.
- Des fois j'ai du mal à cacher mes émotions auprès des familles, surtout quand il s'agit d'enfants. Pas toi ? Tu n'as jamais reçu de familles qui viennent de perdre un enfant. Au mieux, tu leur as tenu la porte ou servi un café.
- ...Ça m'arrive. Il est quelque fois préférable de montrer son côté humain aux gens. De toute manière, même si je leur expliquais, ils ne comprendraient pas.
- Moi le soir j'y pense à tout ça. Je me dis que j'aurais dû faire autrement, que j'ai oublié ci ou ça...
Elle continue son monologue mais je n'écoute plus. En ce qui me concerne lorsque je quitte à 18h, à 18h01 je n'y pense déjà plus. Je garde en mémoire seulement le nécessaire, de quoi raconter ma journée à Evalina si un débriefing baignoire se met en place.
Au travail, comme dans les autres domaines, je prends une certaine distance avec les faits mais pas au point de les perdre de vue. Il faut trouver l'équilibre entre mémoire et rumination mentale.
Cindy ne s'arrêtera pas... Voyons voir les sujets qui la dérangent : le divorce de ses parents, son complexe des doigts boudinés, sa rupture avec Mathieu, la cruauté envers les animaux,...
- Pour m'éviter d'y penser je regarde la télé. Hier j'ai vu un documentaire sur la dégustation de cervelle de singe au restaurant. Impressionnant, les serveurs ligaturent le singe encore vivant sur la table et les convives lui font boire de l'alcool pour ensuite le trépaner à vif...
- Oh j'ai pas envie d'entendre tes histoires sur les violences animalières, ça me révulse !
- Et moi je n'ai pas envie d'entendre tes histoires de mycose vaginale ou de cystite et pourtant ça ne t'empêche pas de les raconter... Je disais donc, ensuite ils versent de l'huile bouillante directement sur la cervelle pour la cuire...
Elle quitte la pièce courroucée.
Comme dans un vaudeville, Cindy sort par une porte du bureau et Albane rentre par l'autre.
En tant que « responsable » des dossiers facturés, elle cherche sans cesse à mettre en exergue les potentiels oublis que l'un d'entre nous aurait pu commettre. En l'occurrence, elle se met à me sermonner car je n'ai pas mentionné, sur un dossier de la semaine passée, le mode de règlement de la famille.
- Moi après je me casse le cul à chercher dans le dossier si y'a un RIB et une autorisation de prélèvement ou un chèque de caution. Donc fait plus attention ! Et tu écris tout sur le dossier, c'est pas compliqué ! S'énerve-t-elle en réajustant ses lunettes.
Plouf plouf ça se ra toi qui sor ti ra comme é mo tion ! ...Incommode-la.
- Je suis perturbé Albane. J'ai fait un rêve plus qu'érotique avec toi cette nuit...tu étais loin d'être une none. Tu arrives à mettre tes deux pieds derrière la tête ?
Elle rougit légèrement et je sens la gêne envahir son visage. Elle quitte la pièce elle aussi et ne m'adresse plus la parole du reste de la journée.
Si j'ai mauvaise conscience ? Je négocierai ça avec le type devant la porte lors du jugement dernier.

(sans)timentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant