Chapitre XII

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«  Pour connaître les hommes il faut les voir agir. »
Jean-Jacques Rousseau

Evalina regarde par la fenêtre. Je sais que lorsqu'elle est ainsi immobile cela signifie que beaucoup de choses bougent à l'intérieur d'elle. Elle fait sa petite vieille, assise devant la fenêtre à regarder vaguement dehors. En fait, elle regarde vraiment dehors mais ne voit pas vraiment les gens. Ils passent devant elle comme des automates. Je me mets assis à côté d'elle et j'attends qu'elle se lève pour la suivre. Parfois ça dure cinq minutes. Parfois une heure trente voire deux heures. Dans ces moments-là, je la laisse faire. Elle sait quel cheminement elle doit emprunter pour aller de là où elle se trouve jusqu'à l'endroit où elle a besoin d'aller. Ce chemin elle le fait toujours seule mais je reste là au cas où. Cette fois c'est différent. Elle se tourne vers moi et révèle : « Je me sens seule. Je suis seule. » Puis après un temps d'hésitation, elle reprend le fil de sa pensée à haute voix. « Je suis paradoxale en ce moment. Je fais tout et son contraire. Je ne suis pas bien. Je pourrais pleurer mais je me dirais -pourquoi tu pleurs- alors je ne pleure pas. » Je lui explique que ce n'est qu'un moment de vie à passer. Je trouve les bons mots. Ceux qui fonctionnent avec les gens. J'attends la plupart du temps le bon silence, ou le bon soupir, je place mes mots comme j'abats des cartes. Mais avec Evalina ce n'est pas pareil. Je ne peux pas lui sortir des banalités. Je sais que cela ne l'aide pas. Elle finit par me déclarer : « Je me sens seule car être ton amie c'est apprendre la solitude. » Je crois que si je pouvais ressentir quelque chose je serais affecté par cette phrase. Je ressentirais de la tristesse pour elle, pour nous. Mais ce n'est pas le cas. Elle continue : « J'ai l'impression que je ne donne qu'une partie de moi aux gens. Cela ne me dérange pas. Avec toi je donne tout. Mais il y a toujours quelque chose d'infranchissable, d'opaque. »
Elle abaisse le rideau et se lève. Je finis de me préparer et je pars au travail.

A ma pause clope de l'après-midi, petite entrevue avec Gabriel. On se donne des informations respectivement et je l'avise sur un soin qu'il aura à faire demain au nom de Jésus. Ce n'est pas une blague, son nom de famille c'est vraiment Jésus. Je précise à Gabriel qu'il faut enlever la montre et l'alliance et le raser de près. La barbe hein, pour le reste du corps il fait comme il veut.
- Je dois détrousser Jésus !? Mais je vais finir en enfer. Affirme-t-il, puis il enchérit : Et mon bisou ? T'as peur que je te viole ?
- Non.
- Tu devrais, indique-t-il en explosant de rire. Je lui fais donc la bise et dans la foulée il renseigne :
Tu as vu ce qu'ils ont écrit dans le livre des registres au funé ? Enfin ce n'est pas tant ce qu'ils ont écrit, c'est plutôt comment ils l'ont écrit.
- Encore des cousins à Bernard Pivot ?
- On va dire que ce n'est pas l'auteur du commentaire que j'aurais choisi comme binôme pour réviser mon bac français. Je ne suis pas extrémiste hein...mais faut les tuer, tous... Faire venir un decassossiseur, avec passage régulier pour éradiquer les nuisibles. Ou minimum les stériliser, pour endiguer la propagation !
Il lâche un rire méprisant. Il est barge, j'adore.
Bon sinon, ce soir, tu ne fais rien ? En reprenant tout son sérieux.
- Je dois répondre oui ?
- Je t'emmène dans un bar gay. Un petit hétéro avec une belle gueule comme la tienne, ça a de fortes chances de se faire draguer...et j'ai envie de voir ça !
- Pratique pas la fellation.
- Ne t'inquiète pas, les autres s'en chargeront pour toi.
Il se justifie en me racontant qu'il ne m'emmène pas dans un bar fetish : cuir, moustache et porte-jarretelles, mais dans un endroit clean au look industriel où les gens sont habillés classiquement et où l'on peut déguster des tapas pendant l'happy hour. 
Comme j'apprécie Gabriel et que je n'ai rien de mieux à faire, je valide son offre. Il porte à ma connaissance tout un couplet sur les codes homosexuels que je dois maîtriser avant de l'accompagner. Comme si c'était la première fois qu'il me briefe là-dessus. Je ne relève pas et je l'écoute parler pendant qu'il exerce son soin sur M. Niclou.

(sans)timentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant