Chapitre XXIX

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« Que deviennent toutes ces larmes qu'on ne verse pas ? »
Jules Renard

Après ma pause cigarette de l'après-midi, j'en profite pour passer au labo. C'est plutôt calme à l'agence. J'ai pris un décès ce matin et commandé des soins pour cet après-midi, ils seront faits à la suite de l'autre défunt dont la famille a été reçue par Albane.
Pour tout vous dire, j'ai vu la voiture de Coline sur le parking. Pendant qu'elle exerce son soin sur M. Rigot, nous échangeons quelques mots. Elle m'informe :
- Je ne pourrai pas faire ton soin Bagieux après, j'ai une obligation. Je le ferai demain matin à la première heure.
- D'accord. J'annule le spectacle de majorettes et les petits fours alors ?
- Fais-donc ça Nathanaël Detrait.
Je la sens un poil préoccupée et irritée. Faut dire que son téléphone perso vibre régulièrement pour annoncer un nouveau message reçu. De là où je suis, je n'arrive pas à lire le nom inscrit sur l'écran. Sans bouger elle y jette un rapide coup d'œil, s'agace et se remet aussitôt au travail.
- Ton fan club ?
- Ouais...mon plus grand fan ! Rapporte-t-elle un peu sèchement.
Elle a quelqu'un ? Je me rapproche de M. Rigot, qui repose sur la table d'opération, pour observer la manipulation. J'avoue avoir une profonde admiration quand le thanatopracteur glisse les coquilles en plastique sous les paupières des défunts avant de les coller.
Ah ça vibre encore... Dix-huit messages de : ...Sweety ? Dix-neuf maintenant. Elle expire bruyamment.
- Il y a un souci ?
- Non aucun pourquoi ?
- ...Ce n'est pas ce que ton langage corporel laisse percevoir.
- Monsieur est comportementaliste en plus d'être croque-mort ?
- Monsieur est juste observateur.
Tout en travaillant, elle soupire de nouveau. Différemment cette fois-ci. Un soupir plus discret, plus profond. Puis elle commence à se confier :
- C'est mon ex en fait. On est resté trois ans ensemble. On a rompu y'a quelques mois maintenant mais il ne veut pas l'entendre et s'accroche toujours à l'idée d'un nouveau « nous deux »... Il dit qu'il a changé, qu'il regrette ce qu'il a fait, qu'il veut rebâtir une relation saine et que l'on retrouve ce que l'on a perdu. Que si je le reprends, il sera irréprochable... Ce genre de conneries.
- ... Je vois, lâché-je stoïquement. Il l'a trompée au sens large ou il a levé la main sur elle.
- Au début je voulais tout embarquer, vider l'appart et lui laisser une chaise, une corde et un petit mot avec écrit dessus : « J'ai vidé l'appartement comme j'ai vidé le chat ». Mais j'ai renoncé à l'idée. Je n'aurais pas eu la force de crucifier le chat... Et puis je ne voulais plus avoir d'affaire qui me rappelle Guillaume chez moi. Donc j'ai seulement pris ce qui m'appartenait et j'ai emménagé ailleurs... Loin de lui.
- ... Tu veux que je t'en débarrasse ?
Elle a l'air surprise de ma question, puis un petit rictus distingué pointe sur son minois.
- Qu'est-ce que tu proposes ?
- Option numéro une : une scie à métaux et des bidons d'acide fluorhydrique. Option numéro deux : un agglo en béton, une chaine et un étang. Option numéro trois : quelques litres d'essence, deux stères de bois et une allumette.
Son rictus devient sourire. Puis elle cesse net :
- Non... Je veux qu'il souffre. Que ce soit lent, que le temps lui paraisse une éternité... Mmmh, ça me plaît comment tu réfléchis darling.
- Si tu demandes à deux ou trois porteurs colinophiles, d'aller tabasser ton ex petit copain, ils le feront volontiers.
- Je n'en doute pas... Ce n'est pas toi qui irais le démolir de toute manière ? Si... Mais je m'y prendrais autrement.

Je ne me suis pour ainsi dire jamais battu. Bien sûr, j'ai reçu quelques claques...certaines méritées. Pour tout ce qui est violence physique, j'estime qu'elle ne peut être ou ne doit être motivée uniquement qu'en cas de légitime défense ou danger de mort. Dans tous les autres cas, elle est employée de manière primitive et inutile. Cela reste une vulgaire démonstration de force.
Un jour, il y a de cela six ans, une fille se faisait emmerder en pleine rue par un type qui se montrait plutôt lourd et insistant. Il était quelque chose comme 23h00, nous sortions du cinéma et nous avancions avec Martin dans leur direction. C'était notre chemin. Arrivés à leur hauteur, Martin demanda à la demoiselle si tout allait bien. Le type nous dévisagea et recula de quelques pas. La fille en question commença à prendre la parole et défonça verbalement ce pauvre Martin qui s'était juste soucié du bien être de son prochain. C'était une de ces petites princesses présomptueuses, honteusement maquillées et désinvolte. Vous savez, ces filles qui s'épuisent d'être trop belles et qui traitent en esclave un peu près toutes les personnes qu'elle croise.
Je vous l'ai déjà dit, j'adore jouer avec ce type de personne, indifféremment du sexe, de l'âge ou d'une quelconque variable.
Après son déchainement sur Martin, le pauvre ne trouva d'autre réplique que de s'excuser auprès d'elle. Il a vraiment un supplément d'âme.
C'est là où elle avait déconné. Elle n'aurait jamais dû sortir cette phrase. J'ai voulu tester la puissance de mon revers de phalange. Oui le cobaye était une fille... Une chance sur deux. Parait-il qu'on ne frappe pas les filles. Mais je vous jure, avant d'être une expérience comportementale, c'était un acte de citoyenneté. Ce n'était pas un coup de sang, je me suis seulement demandé : pourquoi ne pas essayer ? Histoire d'observer l'état émotionnel d'un être humain dans une situation inattendue et probablement traumatisante.
J'y avais mis toute ma force. La distance était parfaite. J'avais vu son visage accompagner ma main pendant un quart de seconde. Après la violence de l'impact, elle avait perdu l'équilibre et sa tête avait percuté le bitume. Quand elle s'était relevée en pleurs, elle était sonnée, son maquillage noir coulait le long de ses joues et le sang ruisselait sous son nez. L'ensemble donnait un côté artistiquement symétrique. On aurait dit qu'elle était tétanisée par l'incompréhension de la scène qui venait de se produire.
J'avais regardé Martin après qu'il ait émis un rire nerveux. Je crois qu'il avait été tout aussi surpris qu'elle.
La princesse s'était mise à trembler, son rythme respiratoire avait accéléré. Je suppose que son cœur aussi.
- Tu tachycardes ? Lui demandais-je pour confirmation.
Elle ne répondait plus. Lèvres tremblotantes, elle pleurait. Je pense qu'elle avait dû perdre 70% de son mascara.
Le type qui était resté en retrait avait seulement sorti :
- Vous êtes complétement ouf !
Et il s'était sauvé.
C'est vrai, elle ne se serait probablement jamais faite frapper si nous n'étions pas intervenus.
Je m'étais abstenu de proposer le garrot autour du cou pour arrêter l'hémorragie provenant de ses fosses nasales, à la place j'avais roulé une cigarette et Martin m'avait indiqué qu'il fallait partir car les gens nous regardaient bizarrement.
Pour la petite histoire, le frère de la princesse et deux de ses potes sont venus me trouver peu de temps après. Les cris de panique d'Evalina n'ont pas suffi à les convaincre d'arrêter de me frapper au sol. C'est d'ailleurs la première fois qu'elle m'a emmené aux urgences.
En même temps c'est de ma faute, hormis l'histoire avec le brésilien, je ne fais pas dans la violence physique. Ce n'est pas que je ne pourrais pas vous massacrer façon los Zetas, vu mon taux de considération pour la nature humaine et le détachement dont je peux faire preuve à son égard, ce ne serait pas un problème. C'est juste que...ce n'est pas ma came. Par contre, la violence psychologique... Je la trouve beaucoup plus subtile, beaucoup plus méthodique, beaucoup plus mon genre, en fait.

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