Chapitre XXXIII

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« Le fait que tout soit différent ne signifie pas que quoi que ce soit ait changé. »
Irene Peter

Lorsque nous devons appeler devant les familles, les divers intervenants pour organiser les obsèques, nous ressentons le poids de l'attente des personnes en face. Les yeux braqués sur vous, ils sont accrochés à vos lèvres et à chaque mot que vous allez prononcer. C'est d'autant plus vrai quand il faut appeler les assurances et les mutuelles, pour savoir s'il y a un capital décès ou une participation aux frais d'obsèques.
Il peut vous arriver que les intervenants au bout du fil soient indisposés, pour ne pas dire emmerdés, par votre requête et vous le font savoir en étant désagréables. Seulement, vous ne devez pas le faire ressentir aux familles, vous devez vous armer de patience et faire bonne figure, il s'agit de leur défunt après tout.
Devant la famille de feu M. Briard, j'appelle la mairie du village où il devrait être inhumé. Cela décroche, une dame me fait patienter en attendant de trouver la personne référente du service. Mon interlocutrice pose sur son bureau le combiné, sans prendre la délicatesse de mettre en silence ou ne serait-ce que mettre un doigt sur le haut-parleur. J'entends donc, en guise de musique d'attente, toute la conversation qui se déroule derrière :
« Putain, elle est où Martine ? », « Martine elle est là et elle t'emmerde ! », « Y'a un Monsieur pour toi mais je n'ai pas retenu qui c'était ni ce qu'il voulait. », « Oui bah là je fume ma cigarette, dis-lui que je suis en réunion et qu'il doit rappeler cet aprèm. », « Non, ça à l'air assez urgent apparemment. », « Bon je finis ma clope et je le prends dans deux minutes. »,... « Oui allo Monsieur, vous pouvez patienter s'il vous plaît, ma collègue est en communication téléphonique, elle vous reprend dans quelques instants. ».
Est-ce que je réponds quelque chose de désobligeant ? Non. J'ai besoin de ses services et une famille endeuillée se trouve en face de moi. Alors on patiente, en attendant le Messie.
- C'est pour quoi !? Retentit une voix forte sur un ton peu aimable. Ta clope était bonne Martine ?
- Bonjour... C'est pour une déclaration de travaux, je voudrais connaître l'emplacement de la concession ainsi que l'adresse mail ou le fax auquel vous envoyer les documents.
- C'est une inhumation ou une crématisation !?
La crématisation... J'entends parfois le terme. On sent que ses utilisateurs ont voulu faire un effort mais ça tombe à l'eau. On appelle une crémation le fait de crématiser une personne mais en aucun cas on parle de crématisation. C'est d'autant plus consternant, lorsque c'est une secrétaire de mairie qui vous le sort, alors qu'elle travaille à l'état civil et qu'elle doit normalement être familiarisée avec les termes « techniques ».
Vous me direz, il y a un nombre encore plus conséquent de personnes qui parle d'incinération. Oui, les déchets on les incinère. Là on parle d'êtres humains... Je vous l'accorde, certains êtres humains sont des déchets.
Bref, après cette petite digression interne, je reprends là où j'en étais.
- Inhumation au cimetière communal. Dernière personne inhumée : Madeleine Briard.
- D'accord... Elle recherche. C'est la D117. Pour la décla on ne traite pas par mail, et le fax ne marche plus, faudra venir déposer les originaux directement en mairie.
Oui j'oubliais ce détail, une grosse concentration des secrétaires de mairie proche de la retraite ne maitrisent pas ou peu l'informatique en général et la boîte mails en particulier. Quatre-vingt kilomètres aller/retour, à bruler du gasoil, parce que Madame ne sait pas ouvrir une boîte mail.

Je finis avec la famille Briard et rejoint Coline pour manger dans une chaine de restauration rapide.
A table, elle me raconte toute son histoire avec son ex, Guillaume alias Sweety. Je l'écoute attentivement pendant près de vingt minutes sans l'interrompre. Quand elle finit de parler, je lui sors simplement :
- Tu veux du pain ?
Là où la plupart des filles se seraient formalisées ou m'auraient reproché de ne pas « m'intéresser », de ne pas poser de questions, de ne pas réconforter, ou dire quoi que ce soit en rapport avec le sujet, Coline se contente de répondre « Oui » à ma question.
Bravo, tu as réussi mon test. Ton intelligence émotionnelle a pu te permettre de lire entre les lignes et comprendre dans cette phrase si banale : « J'ai écouté et entendu ton histoire, je ne l'oublierais probablement jamais mais maintenant on passe à autre chose ». On ne change pas le passé.

(sans)timentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant