Chapitre XXVI

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« La première composante de la personnalité humaine soluble dans l'alcool, c'est la dignité. »
Heywood Broan

Je suis dans les starting-blocks, prêt à partir au travail. Evalina m'a demandé hier de descendre le verre, je sous-traiterais bien à Victor, d'autant plus que la plupart des bouteilles relèvent de sa consommation personnelle...mais je connais ses répliques d'avance : « Oui t'inquiète mec, je le ferai tout à l'heure » et une fois que tout à l'heure est passé... « Promis, après je me motive ». Après quand ? Après-demain ? « Ah j'ai pas eu le temps-là, j'ai fait plein de trucs, je n'ai pas eu une minute à moi ! ».
J'attrape donc les deux sacs et au moment de les lever, faux mouvement, je me bloque le dos.
La douleur est si intense sur le coup que j'en tombe à genoux. Victor est à deux mètres de moi, il s'est levé super tôt pour jouer à son jeu, ou alors il ne s'est probablement pas couché. Le casque sur les oreilles, volume élevé, il est trop occupé à buter du zombie sur sa console pour s'apercevoir que je suis là, impuissant et immobile.
Je tente de l'appeler mais je n'arrive pas à crier assez fort pour qu'il m'entende. Bien sûr mon téléphone portable est sur la commode de l'entrée. Aucun objet dans mon périmètre d'action hormis ces bouteilles en verre. J'en saisie une pour la lancer et attirer l'attention de Victor mais l'effort est trop intense et la tentative se termine en échec. J'ai atrocement mal. Le pire, c'est que je n'ai pas d'autre choix que d'écouter le bruit répété des boutons de la manette et les commentaires onomatopéiques de Victor.
Cela fait pas loin de vingt minutes que je suis là à genoux, le dos le plus droit possible, j'attends désespéramment que Victor se lève pour aller aux toilettes ou manger quelque chose, mais rien.
Puis tout d'un coup, j'entends le son de la clef dans la serrure de notre porte. Evalina sauve-moi.
Les bruits de pas ne sont pas ceux d'Evalina, je ne reconnais pas sa démarche...Sarah.
La première question qui me vient en tête est : lequel des deux lui a fait un double des clefs ?
Je n'aurais jamais cru penser ça de ma vie mais je suis content qu'elle soit là.
- Bonjour Nath. Qu'est-ce que tu fais à genoux ?
- Une fellation à l'homme invisible, répliqué-je au prix d'un gros effort.
- Tu as mal au dos on dirait ?
- ...Oui.
- Tu n'arrives pas à te lever ? Ça cogite vite dis donc. Tu me vois à genoux parterre, en costume, et tu en déduis que je n'arrive pas à me lever. Well played Miss Marple.
- Non.
- Je vais chercher Victor, attends. Je ne comptais pas partir de toute manière.
Ils m'ont aidé à me relever et m'allonger dans mon lit. Pendant que Victor cherche un décontracturant musculaire dans l'armoire de la salle de bain, Sarah, à mon chevet, m'assaille de questions suivies de conseils, sur ce que je devrais faire et ne pas faire, prendre et ne pas prendre.
- De toute façon c'est bien fait, tu n'écoutes jamais rien ! Lance Sarah.
- Donc toi t'es le soutien psychologique du groupe, c'est ça ?
- Tiens mec prends ça ! Ordonne Victor, qui vient de passer le seuil de ma porte. Il me tend un cachet blanc sans emballage, au creux de sa main.
J'observe ses ongles sales.
- ...Tu me prends pour un garenne ? Va me chercher la boîte et la notice. Et rapporte-moi mon téléphone aussi s'il te plaît, sur la commode dans l'entrée, faut que je prévienne mon responsable.

Les cachets de Victor et le coussin micro-ondable d'Evalina, contenant des noyaux de cerises, m'ont permis, au bout de deux heures, d'aller jusqu'au cabinet de mon médecin traitant. Enfin, il ne le sait pas encore mais il va l'être. La fréquence de mes visites médicales ne me permet pas d'avoir un médecin traitant, ou si, dans les coins où habite Margot j'imagine.
A un pâté de maison de chez nous, me voilà devant le hall d'entrée à chercher la plaque du médecin que j'ai contacté. Pendant ce temps, une petite vieille, une habituée sûrement, me passe devant et sonne chez le même médecin. On prend l'ascenseur ensemble, elle me demande quel étage, je lui réponds :
- Comme vous.
- Vous allez chez le docteur Picmal ?
- Oui.
Sans détour elle me sort :
- Comme j'étais avant vous, je passerai avant vous. Pourquoi le préciser ? Parce que vous savez que vous m'êtes passée devant ? C'est vrai que c'est urgent un renouvellement d'ordonnance et puis vous devez avoir tellement de choses à faire aujourd'hui : les courses le temps de midi, prendre la voiture aux heures de pointes.
- Tenez. Ma carte professionnelle, dis-je en combinant acte et parole. Les grands esprits se rencontrent, justement je pensais à la même chose.
Je lui fais un clin d'œil.
Elle prend la carte de ses doigts arthrosés et l'approche de ses doubles foyers. D'abord l'étonnement à la lecture, puis la gêne. Elle se met à regarder partout autour en prenant bien soin de m'éviter.
Vous avez payé votre tribut émotionnel, c'est bon, vous pouvez passer devant moi.

(sans)timentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant