Chapitre VIII

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« Requiescat in pace. »
Ezio Auditore

Evalina sort de sa chambre et me trouve sur le canapé en train de fumer une cigarette.
- T'es pas encore prêt Nath !?
- Si, tu vois, je vais y aller en caleçon et tee-shirt délavé.
- T'attends quoi pour aller à la salle de bain !? Gronde-t-elle, déjà prête à partir.
- Je n'aurais jamais cru dire cette phrase de ma vie mais Victor est dans la salle de bain depuis quarante minutes.
- Je m'en fous ! Tu le vires, tu te laves et tu t'habilles ! Sur un ton tyrannique.
- Obligatoirement dans cet ordre ? Demandé-je d'une petite voix.
Un examen de conscience attentif me révèle que ce n'est pas le jour pour cela. Nathanaël recentre-toi, vous allez à l'enterrement de son père. J'écrase ma clope, me lève et vais tambouriner à la porte de la salle de bain. Victor réclame encore du rab. Ai-je affaire à un imposteur ?
J'annonce à travers la porte que nous devons partir dans vingt minutes et que comme l'a très justement souligné Evalina, je suis encore en pyjama.
Il ouvre la porte d'un coup sec et me fait signe de rentrer. Il semble très agité. Et pour cause, Victor a un énorme bouton sur le nez. Après m'en avoir informé, il le pointe du doigt, comme si je ne savais pas où se trouve l'appendice nasal. C'est vrai que c'est plutôt vilain. Il a dû le triturer dans tous les sens, on voit encore les traces d'ongles imprimées sur son nez.
Il me demande une solution miracle pour le faire partir. Je le renseigne que je ne suis pas dermatologue mais que s'il met un nez rouge de clown en plastique cela camouflera le bouton.
Il me fusille du regard et me rappelle qu'il a horreur des clowns.
Dommage, l'idée aurait pu être intéressante. J'imagine très bien la scène. Victor habillé en Zavatta, sur une musique circassienne, accrochant des ballons aux poignets du cercueil avant de faire le numéro de la boîte coupée en deux.
Je sais ce que je vais faire, je vais refiler le bébé à Evalina.
- Demande du fond de teint à Eva, lui conseillé-je en le reconduisant à la porte de la salle de bain. Je me frictionne et me rince en trois minutes chrono.
J'entends la conversation à travers la porte. Pendant qu'elle cache la misère cutanée sur son nez, Evalina me demande si je peux prêter une cravate à Victor. Je lui réponds qu'elle n'a qu'à se servir dans ma penderie. Deux minutes plus tard :
- Tu ne veux pas lui faire le nœud de cravate !?
- Installe-le sur la table à langer, je vais l'habiller. Tu lui as déjà changé sa couche ?
Une fois dans la voiture, j'ai roulé sans tenir compte des limitations et nous sommes arrivés à l'heure.

L'endroit où résidait le père d'Evalina n'était pas à proprement parler sur notre zone d'intervention professionnelle habituelle mais j'avais convaincu mon responsable de nous charger des obsèques plutôt que de les laisser à un confrère sur place. Dès qu'on parle pognon, les kilomètres ne comptent plus. Enfin si, ils sont surtaxés et viennent gonfler la note du client.
J'avais reçu Evalina dans mon bureau, le lundi matin, pour organiser les obsèques de son père. Trop de chamboulements et pas assez de sommeil dans ce petit corps. Elle qui est d'habitude rayonnante et dynamique se retrouvait à bout de force et complétement déconnectée.
Parait-il que les émotions sont contagieuses. Sur les autres oui, moi je suis vacciné à la naissance. Malgré le fait que les émotions s'agitent et dansent autour de moi, qu'elles changent de cavalier à chaque nouvelle danse, elles ne viennent pas pour autant me chercher pour la suivante. Je dois me contenter de les regarder gambiller, assis sur ma chaise, comme ces laissés-pour-compte qu'on ne remarque pas lors des mariages ou des thés dansants. Vous savez, ces gens effacés auxquels on n'accorde même pas un coup d'œil, tant ils sont insipides, transparents... Si vous ne voyez pas de qui je veux parler, c'est qu'ils remplissent leur rôle à la perfection. Face aux émotions, je suis eux.
Je n'ai pas eu ce « don » alors j'ai dû apprendre, à force d'observation, à analyser et décrypter les émotions chez les gens. A les différencier les unes des autres. Mais j'ai beau les reconnaître, ce n'est pas pour autant que je les ressens. C'est un peu comme si vous décriviez un objet à un aveugle. Il pourra s'en faire une représentation mentale, suivant les détails que vous lui donnerez, il pourra le toucher, le sentir mais ne le visualisera jamais tel qu'il est.

(sans)timentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant