Chapitre III

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« La vérité est rarement pure et elle n'est jamais simple. »
Oscar Wilde

Cela s'entend, au quotidien, le plus dur à gérer pour Evalina et moi c'est Victor.
Je me souviens d'une de nos premières conversations deux jours après qu'il ait emménagé :
- Salut Nath, ça roule ?
- Plutôt bien oui, aujourd'hui c'est jour de paie.
- Cool, on va fêter ça avec une bonne bière.
- J'évite de boire avant le petit dèj.
- Pourquoi il est quelle heure ?
- 9h00 du matin, comme à chaque fois que je rentre de l'internat et que je m'apprête à aller en cours.
- Ok mec. Ça en fera plus pour moi !

Lui c'est Victor.
Victor est né avec la télévision et mourra avec la télévision. Je crois même qu'il s'en fera installer une dans son cercueil, on ne sait jamais. En tout cas nous avons déjà eu cette conversation. La télévision est un passe-temps qui peut devenir chronophage si on en devient addict. Victor a dépassé ce stade, il est téléphile. C'est fou comme il trouve constamment quelque chose à visionner à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit et avec quelle dextérité il manipule la télécommande. Chez nous la télé est allumée vers onze heures du matin, ce qui correspond en général au levé de Victor et s'éteint aux alentours de deux ou trois heures du matin, quand elle s'éteint évidemment. Notre télévision est très sollicitée, peut-être un moyen de rentabiliser la redevance. Je ne sais pas, il faut demander à Victor.

Parfois Victor, en complément de la télévision, se trouve de nouvelles activités. Ces passe-temps deviennent également vite omniprésents dans sa vie et donc dans les nôtres. La première activité que Victor nous imposa à la maison fut la voyance. Bien qu'il ait arrêté ses séances, il continue d'y croire encore aujourd'hui. Evalina et moi restons plutôt sceptiques. Déjà car il s'agit de voyance... Et puis surtout car il s'agit de Victor.
Il nous a donc imposé, durant environ un mois, la venue d'une voyante, censée lui apprendre le don de voyance. Cette femme est venue deux à trois fois par semaine à raison de trois heures par séance chez nous et s'appliquait à déchiffrer les existences passées et la vie future de Victor. Evalina avait décidé que nous ne pouvions pas empêcher Victor de croire ou de pratiquer la voyance. Nous ne pouvions pas non plus l'empêcher de faire venir cette dame à l'appartement, mais nous lui avons imposé de ne la faire venir qu'à des horaires ou nous étions absents tous les deux.
Lorsque nous rentrions le soir, Victor nous expliquait tout ce qu'elle avait découvert sur ses vies antérieures. Elle procédait par paliers, ne cessait de faire des va-et-vient entre ses vies passées et sa vie actuelle pour l'aider à comprendre et à appréhender son présent.
Souvent la discussion tournait en rond car je ne pouvais m'empêcher de tenter de lui ouvrir les yeux :
- Tu la prends au sérieux parce qu'elle sait te plonger dans une ambiance mystique. Elle modifie son aspect physique en se donnant un look quelque peu surnaturel, donc moins proche de l'être humain, ce qui intensifie le côté mystérieux. Pour peu qu'elle ait des yeux globuleux, une voix roque et le personnage est créé.
- Nan Nath, je t'assure y a pas d'artifice.
- Magie, sorcellerie, spiritisme, divination, cartomancie, vaudou tout ça c'est pareil, c'est de l'occultisme.
- Trop pas quoi, s'indigna Victor, les cartes c'est pas pareil, ça marche vraiment !

Nous essayions tant bien que mal de raisonner Victor mais il avait trouvé une alliée de taille : Sarah. Celle-ci était passée durant une séance, la femme lui avait prédit un voyage, de l'aventure et la découverte d'un bien précieux. Sarah avait plongé la tête la première. Lors de nos conversations, elle servait d'argument et d'arme au combat que menait Victor pour nous convaincre.
- Je faisais partie de la cour d'une reine de France.
- Et cela explique quoi sur ta vie présente ? Ton goût du luxe ?
- Non Nath, j'étais très serviable et bonne pour le peuple de France.
- Hum, tout toi effectivement.
- Arrête, elle a découvert que j'avais rencontré un jeune homme il y a peu de temps et que je ne savais pas si je pouvais lui faire confiance.
- Voilà Victor, ses dons de divination. Elle ne fait que réutiliser les indices et les affirmations que vous lui donnez. Puis, sur un ton théâtral elle vous sort des clichés, des choses que vous avez envie d'entendre. Mais si tu fais bien attention, ses prédictions restent souvent imprécises. Si elle était vraiment voyante tu crois qu'elle s'embêterait à faire du porte à porte pour aller tirer les cartes ? Alors qu'il lui suffirait de voir le tirage gagnant du loto, de parier sur les bons chevaux au tiercé, de spéculer sur les actions qui rapportent ou même prédire le gagnant aux combats de chats que tu organises.
- Bien vu, c'est une bonne idée ! J'ai jamais pensé à lui demander qui gagnerait aux combats de chats.
- Le problème ne se pose plus parce que tu as été interdit de combats de chats, plaça Evalina.
- Oh bah dès que j'trouve une passion, que je m'investis un minimum et que j'trouve un endroit pour...
- Un endroit ? Le coupa Evalina. Tu n'utilises pas un endroit, tu utilises notre appart !
- ...Vous n'y comprenez rien.

Un après-midi alors que Victor révisait sa pratique avec des manuels tels que « Comment développer votre intuition », « Voyance, et si c'était vrai ? », « Pour une approche raisonnée de la voyance » et « Initiation à la voyance. Sachez prédire l'avenir par les cartes », on sonna à la porte. Une femme, la soixantaine, mince, de longs cheveux bruns foncés et des yeux noirs, entra. Elle nous regarda Evalina et moi de ses yeux immensément noirs sans bouger. Victor se leva d'un bond : « Christina vous êtes là ». La femme tourna lentement la tête. Ses yeux tombèrent doucement sur Victor. Il la fit entrer pendant qu'Evalina et moi nous nous réinstallions dans le canapé. Elle resta plus d'une heure avec Victor qui pour la première fois de sa vie prit des notes. A un moment elle eut envie de se lever et faire quelques pas. Victor relisait en marmonnant ce qu'il venait d'écrire.
La voyante vint jusqu'à nous. Elle s'assit à côté d'Evalina et lui murmura quelques mots à l'oreille. Je vis Evalina sourire. Puis son sourire se transforma en un petit rire nerveux. La dame se rapprocha de moi tout en disant paisiblement : « La jeune fille est d'accord avec moi ». Evalina rigola de plus belle « Oui elle m'a dit quelques vérités sur ma situation. » Les yeux noirs se rapprochèrent de moi. Ils se posèrent sur mes mains. La vieille dame les prit soigneusement dans les siennes. Mes mains débordaient des siennes. A cet instant, je me dis que mes mains devaient être bien lourdes pour de si petites et faibles mains. A croire qu'elle lit dans mes pensées, elle lâcha brusquement mes mains, se releva dans un mouvement gracieux mais si rapide et si violent qu'Evalina, surprise, recula au fond du canapé. Elle reprit son sac tout en me foudroyant du regard. Si c'est possible, ses yeux semblèrent plus noirs qu'avant. Sa voix se fit murmure. Mais un murmure roque, comme une plainte. Ses mots roulèrent jusqu'à moi tels des boulets de canon : « Tu n'en as pas. Pas un. C'est si triste. Horriblement triste. Horriblement impossible. Et pourtant... Des milles qui existent, tu n'en connais pas un. Tes mains, tes mains le disent. Elles le crient au monde. Sois en certain, je le sais. » Puis, fixant soudainement Evalina d'un regard plus doux, presque triste : « Le sais-tu ? Cet être là ne ressent rien. Il est vide, plus vide qu'une coquille. Son cœur est sec comme un fruit oublié au soleil de midi. Prends garde, prends garde petite. Derrière ce sourire il n'y a que ce sourire. »
Elle referma la porte dans un souffle.
Evalina ne dit pas un mot. Le sourire avait disparu sur ses lèvres. Je restais impassible. Victor fut le premier à prendre la parole : « Quelle vieille folle celle-là! Au moins elle est partie si vite que je n'ai pas eu à lâcher les ronds. »
Evalina répétait comme un écho lointain : « Quelle vieille folle celle-là. » La lenteur de cette phrase trahissait ses émotions.
Je voulus la faire sourire en apostrophant Victor : « Alors comme ça on traite de folle son mentor. » Cela ne servit à rien car Evalina chuchotait en regardant mes mains : « Derrière ce sourire, il n'y a que ce sourire. »
Ce fut la dernière fois qu'elle vint chez nous.

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