Chapitre XXIII

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« Chaque parole a une conséquence, chaque silence aussi. »
Jean-Paul Sartre

Evalina m'a obtenu des places pour un vernissage. Un artiste contemporain qui commence à percer dans le milieu. Fanny a insisté pour que je trouve une place supplémentaire afin que Brice puisse venir également. Fantastique.
Nous sommes dans leur appartement, Fanny feuillète ses magazines en s'écoutant parler, quant à Brice, lui, il se contente d'acquiescer toutes ses paroles. A cet instant, après avoir fait la balance du pour et du contre, je me demande ce qui me retient ici. J'ai l'impression de perdre mon temps.
Musicalement, je suis dans ma période Noir Désir en ce moment. Cette chanson « Tu m'donnes le mal », c'est comme si elle avait été écrite pour ce moment précis.
« Tu lis sans fin les magazines où il y'a d'la joie, tu m'donnes le mal »
Fanny me montre, sur son magazine féminin, une coupe de cheveux horrible qu'elle prévoit de se faire bientôt. Pour seule réponse je lui fais prendre conscience de l'heure qu'il est. Elle s'active et fonce à la salle de bain se refaire une beauté.
Elle fait des allers-retours salle de bain/salon sans cesse afin de nous consulter pour savoir quelles boucles d'oreilles, quel mascara, quel fard à paupières, nous préfèrerons. Cela a l'air de l'amuser cette comédie. Pour finaliser le ravalement de façade, Fanny se penche sur son miroir de poche, qu'elle vient de sortir de son sac à main en cuir et étale sur sa cavité buccale une bonne couche de rouge à lèvres.
- Alors ça vous plaît !? Demande-t-elle après avoir pincé ses lèvres.
- Tu es superbe ! Affirme Brice.
Navré mesdames, je n'ai jamais compris l'engouement que vous aviez à barioler vos lèvres avec ces tubes de corps gras. En fait, je ne trouve pas d'avantage esthétique à cet artifice. Hormis finir généralement sur vos dents, vos joues, celles des autres, sur les vêtements, les tasses à café, les mégots de cigarette,... qu'elle est la plus-value ?
Je demanderai à Evalina qu'elle m'éclaircisse sur ce point.
Brice et moi, nous attendons bien sagement sur le canapé, sans se parler, pendant que dame Fanny s'apprête.
« Avec sur tes lèvres ce sourire vert, toujours le même, tu m'donnes le mal »
« Il y a ce poids autour de toi, c'est comme tu l'aimes, tu m'donnes le mal »
Après le camouflage cosmétique, la tenue.
- Vous le trouvez comment ce haut-là ? En tirant légèrement dessus pour l'ajuster.
- Il te va trop bien ! Lâche Brice enjoué, avec un pouce en l'air.
On dirait un smiley youpi. Il faut que j'abrège cette interactivité croupissante.
- Très bien. On y va ?
- Ah mince je n'avais pas vu. Je ne peux pas y aller comme ça ! Regarde le pli sur mon haut, ça fait vraiment négligé. Je ne peux pas mettre ça !
- Tu m'étonnes, que vont penser tous ces gens que tu ne connais pas et que tu ne reverras jamais.
- Je te signale que si je me fais belle c'est pour toi. Mais si t'en as rien à faire, je ne vois pas à quoi ça sert ! Oh la petite menteuse, en plus elle tente la culpabilisation. D'accord, on va jouer à l'émotion déferlante. Sache que tu folâtres sur mon territoire là, ma chère. Et j'ai de plus grandes dents que toi.
- Alors d'une part je ne t'ai jamais demandé d'être aussi pimpante et impeccablement habillée et d'autre part, non c'est faux, c'est pour toi que tu le fais. Tu cherches à impressionner, tu as ce besoin permanant de plaire. Tu veux que les gens pensent que tu es belle, souriante, intelligente, parfaite en somme. C'est l'image que tu cherches à véhiculer parce que tu ne te sens belle qu'à travers le regard et l'approbation des autres. Ma question est : pourquoi tu te donnes la peine de le faire pour des inconnus alors que tu ne fais plus cet effort pour ceux qui partagent ta vie ? Tu les considères comme acquis ?
Brice ne peut s'empêcher de l'ouvrir pour défendre l'honneur de sa dulcinée qui reste muette face à mes questions.
- Ce n'est pas parce que tu maitrises l'art d'avoir toujours raison que c'est nécessairement le cas !
- C'est vrai ce que tu dis. Par ailleurs, mon raisonnement s'appuie sur l'observation d'un objet sociologique dans un contexte empirique. Pourquoi je biaiserais mon analyse avec des faits mensongers ?
- Je suis un objet sociologique !? S'énerve Fanny. Franchement tu me saoules là ! Je n'ai pas besoin de ton analyse Nath, je n'ai pas besoin que tu m'expliques, monsieur je crois tout savoir mieux que les autres ! Je suis dans une phase où je n'ai pas envie de m'analyser et encore moins que les autres le fassent à ma place. Qu'on me foute la paix, j'ai rien demandé à personne !
Elle marque une pause.
Non mais je n'en reviens tellement pas !
Elle démarre au quart de tour. Fanny est un distributeur à émotion, il y a juste à choisir le parfum. Connaissant maintenant son mode de fonctionnement, elle doit s'attendre à des excuses de ma part.
- Tu vois ta vraie nature quand le rideau tombe ? Mais où est passé ton sourire affiché ? Tu sais, celui que tu enfiles quand tu sors.
- Mais arrête ! M'ordonne Fanny qui monte dans les tours. Je ne comprends pas ta démarche, elle me desserre et me fait du mal. Donc stop ! Arrête de faire ton malin, pas besoin de ton analyse à deux balles. Toi qui sais tout, tu savais que je le prendrais mal, alors pourquoi tu l'as fait quand même !? Ah enfin une bonne question. Je l'ai fait pour te préparer à ce qui va suivre. Mets un entonnoir dans ta bouche Nathanaël et prépare-toi à être gavé d'émotions.
« J'm'en lave les mains, j'm'en lave le sang, chacun sa joie toi tu m'donnes le mal »
- Je crois qu'il faut qu'on arrête de se voir toi et moi. Ça ne marchera jamais entre nous.
Il y eu un moment de silence, le temps que mes interlocuteurs comprennent bien chaque mot qui viennent de sortir de ma bouche.
- Quoi !? Balance Fanny interloquée.
- Dommage mais on aura essayé... Sans regret.
- Mais tu crois que tu vas t'en tirer comme ça !? Rétorque Fanny dans un état second.
Je sens la rage monter en elle.
- Ça serait stupide de répondre oui maintenant.
Alors je vais vous prendre un maxi colère avec sauce violence, une portion de haine, avec larmes et tristesse en accompagnement. Ah et mettez en plus une boîte de mépris s'il vous plaît. Sur place ou à emporter ? Hum, sur place...au pire je prendrais un doggy bag.
C'est exactement ce qu'il se passe sous mes yeux. J'ai en face de moi une vraie furie. Une bombe à retardement qui vient d'exploser. Un spectacle d'une rare beauté...et je suis assis tout devant, carré VIP. Ce sont les premières minutes les plus intenses, après l'information a eu le temps d'être traitée par le cerveau. J'attends la phase des sanglots et me lève. Tout en enfilant mon manteau, je prends la direction de la sortie.
Brice s'interpose brusquement entre la porte et moi.
- Tu veux que je te dise, t'es vraiment un sale type !
- Mince, je me sens trop mal que tu penses ça de moi.
- Si elle foire sa thèse à cause de toi, je te jure que...
- Tu vas attaquer la peinture de ma voiture à la roulette ? Questionné-je en le coupant.
- Sérieusement, je ne te pardonnerais jamais la façon dont tu viens de la traiter !
- Tu veux dire avec sincérité ? Oui je sais, ce n'est pas ton fort la sincérité, surtout avec elle...
Froncement de sourcil, il enchaine :
- Tu as intérêt à lui foutre la paix et rester loin de Fanny ! Et loin de moi ! Méfie-toi, je connais du monde ! Tu menaces un croque-mort ? Je pense que c'est plutôt à toi de rester sur tes gardes.
- Ce qui me laisse dubitatif c'est pourquoi tu es là à essayer de vouloir m'impressionner ? Alors que tu devrais déjà être en train de réconforter la fille sur le canapé, que tu aimes et que tu n'auras jamais. Tiens, les places pour le vernissage, je te les pose là. Allez-y, ça vous changera les idées.
Je contourne Brice et m'éclipse.
Les magazines féminins disent qu'il faut la moitié du temps qu'a duré la relation pour oublier la personne. Moi, ça prend le temps de passer la porte.

(sans)timentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant