Chapitre XX

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« Ce qui est chez les uns une nourriture se révèle pour d'autres un amer poison. »
Romain Lucrèce

Je passe par le laboratoire pour accéder aux salons funéraires et m'arrête brusquement dans ma lancée pour observer Gabriel, les mains dans le dos, devant la défunte qui repose sur la table réfrigérante. Il soupire.
- Tu attends qu'elle se réveille ? Essaye de l'embrasser, ça marchera peut-être.
- Non, j'attends qu'elle décongèle !
- Passe-la au micro-ondes alors.
- Si seulement. Ils ont encore branché la table réfrigérée trop fort, et comme tu peux le voir elle a les bras le long du corps. Donc impossible à habiller. C'était qui les porteurs cette nuit ?
- Il me semble que c'était Gérard et Benoît.
- Etonnant tiens, le dernier coup ils m'ont ramené un corps, la tête était violette. Ben oui c'est ce qui arrive quand on ne met pas le repose-tête ! Si t'en as pas sous la main tu mets autre chose, une bouteille d'eau par exemple. Après moi je galère à rattraper un truc pareil, c'est presque impossible ! Et puis on vient me dire que le thanato a mal fait son travail, s'emporte-t-il.
Je le sens un peu irrité ce matin.
- Sinon, ça a été ton soin Petipa hier ?
- Oui si on veut. J'ai dû faire une grosse ponction. J'ai retiré au moins quinze litres. Après j'ai vu la sœur, je lui ai expliqué pourquoi malgré le soin qui a été réalisé, il ne fallait pas tarder à faire la fermeture du cercueil.
- Elle l'a bien pris ?
- Je ne sais pas. Quand tu lui parles c'est le néant dans son regard. Son corps est physiquement là mais son esprit doit être devant une émission de télé-réalité. Quand je l'ai vu débarquer avec son leggins bleu motif militaire, sa coupe de cheveux courte, blonde décolorée et sa mèche rose, sans parler du tatouage dégueulasse sur le haut du sein, je me suis dit : Gabriel utilise des mots simples ou sinon tu vas la perdre. Dans la société Gabrielarcal, les cassos n'ont pas le droit de vie.
On entend à l'extérieur un véhicule se garer et des voix de porteurs, peu discrètes retentissent déjà derrière la porte du labo. 
- C'est l'équipe qui arrive pour la cérémonie Viffry, expliqué-je.
- Ah t'es MC, déplore-t-il en regardant d'un air dépité la défunte sur la table devant lui. Au même moment les porteurs font leur entrée.
Super, l'équipe de choc qu'ils t'ont collée ! Me souffle tout bas Gabriel.
- A ce niveau on peut parler de dream team, rétorqué-je sur le même timbre de voix.
Ils continuent de brailler sur la conversation qui devait les animer depuis un bout de temps et ne prennent même pas la peine de nous saluer.
- C'est pas nous qu'on doit faire ça normalement ! Affirme le premier avec ses cheveux ébouriffés.
- C'est qu'est-ce que j'ai dit au patron mais il écoute rien ! Rétorque le second.
Nous nous regardons avec Gabriel sans rien dire. Je le vois fermer les yeux et soupirer une nouvelle fois.
- Faudrait qu'on se mette tous en grève en même temps, là ça le ferait réagir l'autre tapette ! Enchaine un troisième.
Celui qui vient de dire cela c'est Emmanuel, surnommé « Manu le craquant ». Non parce que c'est un tombeur mais parce qu'il a cette manie de faire craquer ses articulations. Il fait craquer ses doigts, son cou, ses épaules et son dos, ses coudes, ses chevilles... Cela ne m'étonnerait même pas qu'il fasse craquer ses lobes d'oreilles.
- Attends tu vas voir, je vais monter dans le bureau avec le délégué syndical et le délégué du personnel, crois-moi on va l'envoyer péter sur les roses avec sa nouvelle idée ! Reprend le premier.
Il y a des gens qui jettent un pavé dans la mare et puis Inch'Allah, on verra ce qui se passe. Ce n'est pas moi. Quand je lance un pavé dans la mare, c'est que j'ai déjà entrevu toutes les répercussions d'un tel acte : la vitesse d'impact, l'effet de rejaillissement, les éclaboussures. Les ondes de surfaces : leur fréquence, leur longueur, leur amplitude, leur rapidité de propagation. La vitesse de pénétration du pavé dans l'eau et la trajectoire qu'il poursuit jusqu'à son point d'arrivée. Et enfin, l'ensemble des retombées tant au-dessus qu'en dessous de la surface. Bien sûr, il y a inévitablement des effets pervers, des conséquences non maitrisées...j'essaye de les anticiper, ou au mieux, de les réduire un maximum.
- Hein Nathanaël ! Questionne le second porteur. J'entends mon prénom et je me recentre.
- Plaît-il ?
- Alors t'es avec nous ou contre nous !? Me demande le dépeigné. 
- ...Je ne suis pas contre vous. Déjà j'ai l'odorat sensible, merci. Et au risque de me répéter, je tiens à garder une distance intime.
Gabriel rigole, je pense que ce n'est même pas par rapport à la réplique en elle-même, mais plutôt par rapport à la tête des porteurs et leur tentative d'analyser la phrase.
- ...Vous vous foutez de notre gueule ?
- Voilà une notion indubitable de l'évidence. Bon, vous allez charger le cercueil, il y a une fleur aussi à prendre, n'oubliez pas le registre de condoléances, j'arrive dans deux minutes.
Ils s'exécutent.
- Je salue ton flegme. Je ne sais pas comment tu fais pour travailler avec eux. Avec leur façon de parler et leur réflexion homophobe, j'ai envie de leur mettre des coups de tisonnier.
Je lui souris et vais retrouver le quatrième larron, le chauffeur du corbillard, pour monter à côté de lui dans le véhicule.
On arrive à l'Eglise, personne. On s'est trompé d'Eglise ? Non. Le curé est bien là. Mais pas un membre de la famille, pas un ami, pas un voisin...personne. Seulement nous cinq et l'officiant. Comme la défunte avait souscrit une convention obsèques, nous avons organisé exactement comme cela avait été spécifié dans ses dernières volontés. C'est peut-être pour cela qu'elle avait fait le nécessaire, elle savait que personne ne serait là. Le curé s'adresse à un auditoire vide. Alors je fais asseoir les porteurs au premier rang pour qu'il dispense son laïus à un public.
Ils m'ont haï pour ces quarante-cinq minutes de cérémonie.

(sans)timentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant