« La mort met fin à une vie, pas à une relation. »
Mitch AlbomJe repense souvent à la dernière phrase du journal d'Evalina. C'est celle avec laquelle je conclus systématiquement mon discours, lors de ma prise de parole dans les cérémonies civiles.
« Faire son deuil, ce n'est pas remplacer la douleur par l'oubli. Faire son deuil, c'est remplacer la tristesse de l'avoir perdu par le bonheur de l'avoir connu. »
Evalina c'était ma zone de confort social. On a partagé un tiers de notre vie ensemble, et je ne pense pas me tromper en affirmant que pour nous deux, c'était le meilleur. En la perdant, je perds un bout de moi.Il existe un nombre non négligeable de mots ou d'expressions pour signifier qu'une personne est morte. Elle a perdu la vie, elle est partie, elle a disparu, elle s'est éteinte, elle a rendu l'âme, elle a tiré sa révérence, soufflé la veilleuse, cassé sa pipe, eu son compte, fait le grand saut, poussé son dernier soupir, exhalé son âme, fermé les paupières, avalé son acte de naissance, fait le grand voyage, passé l'arme à gauche, sauté le pas, lâché la rampe, rejoint les verts pâturages, qu'elle est décédée, claquée, trépassée, canée, refroidie, crevée, raide, clamsée, au ciel, entre quatre planches, six pieds sous terre, passée de vie à trépas, partie les pieds devant, descendue dans la tombe, qu'elle dort pour l'éternité, que la grande faucheuse est passée, qu'elle s'est rendue au royaume des taupes, que son heure a sonné, qu'elle réside boulevard des allongés, que la nuit de la mort l'a retirée à nos yeux, qu'elle bouffe les pissenlits par la racine, qu'elle a avalé sa chique, qu'elle est allé ad patres, que Dieu l'a rappelé à lui,...
Mais aucun d'entre eux ne me convient pour parler d'Evalina.
Je préfère penser qu'elle a fait sa Mary Poppins. Elle a pris son parapluie et le vent d'Est l'a emporté vers les nuages, vers un nouveau défi...peut-être un autre ataraxique qui aurait besoin de ses services. Malgré mon côté ultra rationnel, c'est comme cela que je veux l'envisager.
Ce qui répondrait à ma question : Pourquoi le toit de l'hôpital ?
Eh bien parce qu'elle y est montée pour voir danser les ramoneurs une dernière fois.
Je la visualise sur ce toit. Après avoir passé la phase léthargique due à l'ingestion de médicaments, son rythme cardiaque augmentant, elle s'est mise à délirer et probablement avoir des hallucinations.
J'espère qu'elle a vu Bert avant qu'elle perde connaissance et qu'il a eu le temps de lui chanter :
« Chem Cheminée Chem cheminée Chem Chem Tchéro...
J'aime bien quand je monte là-haut parce que c'est entre
Les pavés et les nuages que l'on domine le monde... »
Oui, ça lui correspond evalinament bien... Elle a fait sa Mary Poppins.Trois mois se sont passés depuis l'enterrement d'Evalina. Aujourd'hui nous sommes le vingt-deux décembre, c'est la Sainte Françoise-Xavière... Vous en connaissez une ? Personnellement, je ne connais même pas un type qui connaît un type qui connaît une Françoise-Xavière.
Il fait un temps, pour les petits vieux, à se casser le col du fémur. La neige fondue a gelé et le sol est recouvert de verglas.
Pour la première fois en trois mois, je viens me recueillir sur sa tombe. Le monument a été posé fin de semaine dernière. La concession de famille Roze étant pleine et plus d'ascendants ou de descendants pour autoriser des exhumations et réduction de corps, les parents de Sarah ont eu l'amabilité de financer l'achat du monument. Oui parce que les pilleurs d'héritage Roze ne se sont pas manifestés pour les obsèques, une gerbe de fleurs sans ruban avec une carte de condoléances auront suffi.J'ai respecté ses volontés, pas de crémation. Evalina est donc inhumée ici, au cimetière du Nord. Je dépose un bouquet de lys blancs sur la tombale, ses fleurs préférées. Neuf lys. Un pour chaque année passée auprès d'elle.
Les quelques rayons du soleil d'hiver étincellent et font ressortir son nom gravé à la feuille d'or, sur la stèle en granit noir fin.
Il n'y a pas un bruit dans le cimetière. Je roule une clope d'abord. Mal faite, à cause de mes doigts gelés qui n'adhèrent pas au papier à cigarette. Ensuite, je commence à lui parler, comme une sorte de débriefing tombale. Je lui relate ce qui s'est passé et qu'elle a manqué ces derniers temps.
Je lui dis que les deux premières semaines, je me suis souvent réveillé, persuadé qu'elle était là...à coté... Qu'elle me manque, que sa voix me manque, que nos habitudes me manquent et que je pense à elle tous les jours. Que je suis resté encore un mois et demi dans l'appart après son décès. Que la fragrance de son odeur dans ses draps a fini par s'estomper, pour laisser place à la mienne. Malgré qu'il y ait encore toutes ses affaires, je crois bien que l'âme de l'appartement est partie avec elle. Que sans elle ce n'est plus pareil.
Je lui raconte aussi que Sarah a fait sa rhinoplastie mais que j'ai peu de nouvelles d'elle, parce qu'il faut dire que je n'en prends jamais. Que Victor a gardé l'appartement pour s'y installer avec Jennifer. Qu'il a dégoté un job de gardien de parking bien planqué et que la dynastie des Mingus se perpétue, puisque dans sept mois il va être papa. La nouvelle vient de tomber, ce sont des jumeaux. Je l'informe que j'ai emménagé avec Coline dans un duplex proche de mon travail et que ça se passe bien parce qu'on est sur la même longueur d'onde. Que j'ai une chance incroyable qu'elle me supporte et qu'elle m'aime comme je suis. En plus, maintenant elle rebouche le dentifrice.
Que son journal qu'elle m'a légué repose sur ma table de nuit et que je le lis régulièrement.
En parlant de cela, je fais un aparté sur le fait que je poursuis son carnet des détournements d'expression mais que maintenant que je ne vis plus avec Victor, il y a moins de matière.
Que ses obsèques étaient belles, à son image, et que j'avais écrit une oraison funèbre qui a émotionné l'assemblée. J'énumère les gens qu'il y avait et les phrases qu'ils ont eues respectivement. Même Maxime Chapelier est passé. Il a encore forci. Il est venu me présenter ses condoléances, je lui ai répondu un commentaire désobligeant avec les mots « hypertrophie » et « escamoteur » compris dans la même phrase. Oui, avec Evalina avant chaque partiel, on se donnait deux mots à inclure obligatoirement dans notre copie. Allez placer « smegma » dans une dissertation de sociologie de la famille, sans passer pour un désaxé.
Toujours est-il que Maxime a sans nul doute mal pris cette remarque, puisque il est reparti aussi sec. Je lui avoue désormais que c'est moi qui ai incendié sa décapotable. Enfin incendié, c'est un grand mot, je l'ai purifiée par le feu.
Une fois mon débriefing terminé, je sors de la poche de mon manteau un mécanisme de boîte à musique à remontage manuel. Je l'ai trouvé dans la boutique souvenir d'un musée.
C'est l'air de Chem cheminée.
Je tourne la manivelle pour écouter la mélodie une fois entièrement et je le dépose sur le rebord de la stèle.
J'entends la douce voix de Coline jusqu'ici silencieuse, me susurrer :
- Viens, le taxi nous attend... Je t'emmène voir les aurores boréales.- FIN -

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(sans)timent
De TodoAvez-vous déjà imaginé ne ressentir aucune émotion ? C'est ce que vit Nathanaël Detrait, un jeune homme de 27 ans, atteint d'ataraxie depuis sa plus tendre enfance. Face à n'importe quelle situation il ne ressent rien. Absolument rien. Alors, tel u...