(sans)timent

Chapitre XVIII

« Quelqu'un qui sait écouter reçoit beaucoup plus de confidences, son silence même inspirant confiance. »
Gérard Gévry

Je ne sais ni comment il s'est débrouillé pour se mettre en relation avec cette communauté ni quel intérêt ou avantage financier il avait trouvé à prospecter pour eux mais en tout cas Victor s'est lancé dans le démarchage...pour les témoins de Jéhovah. En plus de cela, il faut qu'on « l'entraine » à répéter ses phrases d'accroches. 
Il a dû sauter le paragraphe sur la tenue vestimentaire parce qu'ils sont communément en habit sobre et soigné, comme un petit costume foncé. Pas un baggy en dessous des fesses et un t-shirt trop large.
- J'me mets derrière la porte, précise Victor, toi tu ouvres et là j'te déballe mon speech. Et après tu m'dis si c'est bien. Ok !?
- Je te laisse trois chances de me convaincre. Pas une de plus.
- C'est deux de trop mec ! Affirme-t-il en passant la porte.
C'est ce qu'on va tout de suite vérifier. Je ferme le verrou derrière lui. Il sonne. Je regarde par le judas et sors :
- Désolé, je n'ouvre pas au témoin de Jéhovah.
Je reviens dans le salon.
- La télécommande, lancé-je à Evalina.
- C'est déjà fait. Elle est remarquable. Bon va lui ouvrir il va bousiller la sonnette.
Victor s'acharne sur l'interrupteur de la sonnette et c'est rien de le dire.
- Bonjour, vous êtes le testeur d'avertisseur sonore c'est ça ? Entamé-je en ouvrant la porte.
- Euh... Non...
- Ah je vois. Je suis aussi un ami de la vérité. On se voit à la prochaine congrégation. Au revoir.
Je ferme la porte.
Il sonne une nouvelle fois. Je rouvre instantanément.
- Plus que deux chances... C'est à quel sujet ?
- Oui bonjour...
- Non Victor, regarde-toi, il n'y a rien qui te choque ? Hormis la tenue bien-sûr.
- ...Bah non, dit-il en penchant la tête pour scruter la partie de son corps qu'il peut voir. 
- Ta main dans la poche... Bref, enchaine.
- Euh... Connaissez-vous ces deux périodiques...
- Non merci, j'ai déjà une autre religion et je vis pleinement ma foi.
Je referme la porte.
- Aller laisse-moi parler un peu, exprime-t-il à travers celle-ci.
Je rouvre brusquement.
- Dernière chance. Bonjour.
- Euh... Bonjour... Connaissez-vous ces deux périodiques : « Tour de garde » et « Réveillez-vous » ?
- Pas du tout. Vous n'auriez pas plutôt Closer ou Picsou Magazine ?
Il réfléchit à voix haute, le temps de se remémorer les formules apprises par cœur. Et il commence son baratin : « Pour le bien de la communauté... Nous sommes dans la vérité... revenir dans le droit chemin...les saintes écritures... préserver la pureté de l'âme... »
Je ne trouve pas de meilleur exemple à l'expression : bourrer le mou.
- C'est très joli tout ça mais que voulez-vous en fin de compte ?
- J'fais que délivrer la vérité.
- Ah ?... Vous savez le marquis de Condorcet disait que « la vérité appartient à ceux qui la cherchent et non pas à ceux qui prétendent la détenir ». Je suis plutôt d'accord avec lui.
- Oui mais...
- Chérie viens voir, c'est un témoin de Jéhovah, indiqué-je d'une voix ferme en coupant la parole à Victor.
Evalina s'approche jusqu'à la porte et me prend par la taille.
- Euh Bonjour mademoiselle...
- Madame ! Vous ne savez pas lire sur la sonnette ? Pourtant vous savez vous déchainer dessus.
- J'aurais une question, interpellé-je. Cela ne vous fait rien de voir que vos soi-disant leaders prédisent votre Harmaguedon à date fixe et qu'il n'arrive jamais ? 
- ...C'est-à-dire ?
- C'est à dire qu'au cours du XXème siècle les hauts membres du Collège central ont prévu la fin du monde au moins trois fois, mais aucune des prophéties ne s'est réalisées. Au bout d'un moment, entre nous, vous ne vous dites pas que c'est de la fumisterie ?
- Bah... J'en sais rien moi. Pfff t'es chiant, ils vont pas m'dire ça les gens.
- Je crois qu'on a affaire à un imposteur chéri, mets-le dehors, déclare Evalina.
Je commence à refermer la porte une nouvelle fois quand Victor glisse sa chaussure dans l'encoignure de celle-ci.
- Regarde, il nous fait le coup du pied pour bloquer la porte.
- J'appelle les flics, rétorque Evalina.
- Mais jamais vous me soutenez ! S'insurge Victor.
- Crois-tu vraiment que c'est dans tes cordes ? Le travail consiste à faire du porte à porte.
- T'as déjà du mal à faire la distance canapé/lit, ajoute Evalina en prenant la direction du fauteuil pour se rasseoir.
- C'est bon, j'arrête ! Vous m'avez saoulé. Puisque c'est ça je vais rouler un bédo !
- Fais donc ça tiens.