Chapitre IV

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« Il n'y a pas de secret mieux gardé que ceux que tout le monde devine. »
Georges Bernard Show

Nous sommes le huit octobre. Aujourd'hui c'est la Saint Pélagie. Victor aurait sûrement dit : « C'est quoi ce blase !? On dirait une maladie de pieds ! »

Nous sommes tous les quatre dans le salon, Hugo est présent aussi. Lui et Victor sont littéralement absorbés par le jeu de guerre auquel ils s'adonnent sur la console.
Sarah ayant lâché son téléphone quelques secondes, balance un commentaire sur l'appartement du dessus qui est toujours à louer si on en croit les petites annonces. J'espère qu'elle ne va pas avoir l'idée saugrenue de vouloir le prendre.
Ouf, sauvé, elle exprime avec une légère répugnance dans la voix que jamais au grand jamais elle n'aurait l'idée de reprendre un appartement dans lequel quelqu'un est mort.

Il y a de cela un an, le couple de quarantenaires a déménagé. L'appartement semblait vide mais parfois nous entendions des bruits de pas venir d'en haut. Nous avions émis plusieurs hypothèses, rationnelles ou non. Comme pour la paire de chaussures à l'étage du dessous.
Une fois, j'ai croisé le propriétaire de l'immeuble et il m'avait expliqué que c'était l'ancien locataire qui vivait toujours dedans en reclus. Il était ruiné suite à la rupture avec sa femme. Cela a confirmé ce que l'on pensait, elle gérait tout, et lui, profitait seulement de la situation. Il vivait depuis retranché au troisième, en attendant que les huissiers viennent l'expulser. Un vrai ninja, nous ne l'avions jamais entendu monter ou descendre les escaliers, jamais entendu tirer la chasse d'eau ou faire couler de l'eau. J'étais curieux de voir l'intérieur de l'appartement...et je l'ai vu un jour. Un soir, nous sommes rentrés avec Evalina et plus nous montions les marches des escaliers pour accéder à notre appartement, plus nous pouvions percevoir une odeur inhabituelle et marquée.
- Tu ne trouves pas que ça sent bizarre ? Me questionna Evalina.
- Si...ça sent...la mort.
- Tu crois que... Elle ne put finir sa phrase.
- Reste ici, je vais voir.
J'ai gravi les marches supplémentaires pour accéder au palier du dessus, l'odeur était plus forte. Aucun doute possible, il y avait bien un être humain ou un animal mort derrière cette porte. Evalina appela la police qui est venue défoncer la porte et ensuite les agents de police présents sur les lieux firent le nécessaire...ils ont appelé le légiste et les pompes funèbres. Deux collègues sont arrivés dans la nuit. Après que le médecin soit passé constater le décès, je suis allé voir l'ampleur du carnage dans l'appartement. Le minimalisme dans toute sa splendeur, avec une technologie proche de celle des Amish. Je ne détaillerais pas plus. Une entreprise de nettoyage est venue cleaner les lieux et aujourd'hui l'appartement est à louer.

Je rebondis sur la phrase de Sarah pour lui demander si elle pense qu'au siècle dernier les gens mouraient tous à l'hôpital ou dans les Ehpad. Et avant même qu'elle ne réponde, j'embraye sur le fait que son bel appartement, qui doit dater de la fin du XIXème siècle début XXème, en a sûrement vu passer des morts. Comme je lui assure d'une manière très sérieuse, Sarah laisse poindre sur son visage l'expression du trouble. Le doute est là. Sa seconde réaction est de s'informer comment elle peut savoir si oui ou non il y a bel et bien eu des gens décédés dans son appartement.
Je lui propose comme solution quelques séances de spiritisme avec Victor, de préférence les soirs de semaine entre 18h30 et minuit. Même pas le temps de voir sa réaction que son portable retentit. Là je me dis qu'au quotidien j'entends beaucoup plus cette suite de notes que ma propre sonnerie. Elle se lève et comme à son habitude, s'installe dans la chambre d'Evalina pour prendre l'appel.
Tout en tournant délicatement la page du magazine people qu'elle a volé dans la salle d'attente de son médecin, Evalina se penche sur moi, me regarde de près et constate qu'il y a deux ou trois poils isolés sur mes joues que je devrais épiler. Là-dessus Victor met pause et ne manque pas d'enchainer :
- Tu t'épiles les poils de be-bar !? Comme quoi quand il veut, il peut entendre, même devant la console.
- C'est de l'entretien une barbe de trois jours. Et comme je tiens à garder ma ligne d'implantation basse, pour ne pas me raser jusqu'en haut des pommettes, oui j'épile les quelques poils qui se hasardent au-dessus de cette ligne.
- Attention quoi ! M'sieur s'épile les poils. T'es vraiment une gonzesse ! Comme quand tu choisis les bouteilles de vin en fonction de l'étiquette. Tu sais même pas si la bouteille sera bonne mais au moins l'étiquette te plaît, se moque Victor en tournant la tête vers son acolyte pour approbation.
- Qu'est-ce que ça peut faire, répliqué-je dans la foulée, de toute façon tu les descends à la même vitesse.
- Non c'est plutôt un...comment on appelle ça déjà...un métrosexuel ! Tu mets ta petite crème de nuit aussi !?
La personne qui vient de dire cette phrase, c'est Hugo. Le meilleur ami de Victor. Une amitié de longue date qui remonte au collège. C'est drôle la coïncidence qu'ils s'appellent Victor et Hugo, surtout qu'à eux deux ils n'ont pas dû lire une seule œuvre de l'écrivain.

En ce qui me concerne, ma plus longue amitié, date du lycée. Sybille. C'était mon binôme. Hormis elle, je n'ai gardé aucun contact de toute ma scolarité. Sybille, elle est nature, dans tous les sens du terme. Avec son époux, Marc, ils sont en mode yogi-bio. Adepte du « do it yourself » : Shampoing solide, déodorant, lessives, adoucissant, pastille de lave-vaisselle, liquide vaisselle et éponges tawashi. Comme le soulignerait Victor : « y'a pas de télé chez eux ! »
Elle est maman d'une petite Victoire de treize mois. Ce qui fait que c'est beaucoup moins évident parait-il pour faire une soirée improvisée. Alors on garde contact via la technologie, ils ont quand même internet et des portables.

Revenons sur Hugo. Il doit faire ma taille, châtain clair, il est scorpion ascendant scorpion. Si je vous dis cela c'est parce qu'il s'est fait tatouer son signe du zodiaque sur l'épaule, un délire de mec bourré... Le tatoueur aussi devait l'être, parce qu'on dirait plus une écrevisse qui va se faire châtrer avant d'être jetée dans une casserole d'eau bouillante, qu'un scorpion. Il n'aime pas qu'on rigole à ce sujet. Hugo est en couple depuis un bout de temps avec Roxanne. C'est un homme sérieux, il ne l'a trompée que trois fois. Un peu comme Victor, ce sont deux hédonistes. A la différence que lui, il a trouvé un job. Il est commercial dans le domaine de la pose de fenêtre.
Quand ils sont tous les deux, ça peut vite devenir n'importe quoi. Là où ça devient encore plus critique, c'est quand les deux Nicolas, surnommés numériquement : Nicone et Nictwo, sont avec eux. Les Heckel et Jeckel du bacchanal. Si ce quatuor s'invite chez vous, on peut parler d'escadron de la mort. Ils transformeront votre logement en zone de non-droit. D'ailleurs depuis le quatorze juillet dernier, les deux Nicolas sont interdits de passage chez nous.

- Oui je mets de la crème quand j'ai la peau sèche, oui je me brosse les dents, ça arrive que je mette du gel, je porte du parfum, j'entretiens ma barbe... Alors soit, je suis un métrosexuel, j'assume complétement, contrairement à d'autres. Hein Hugo, comme si tu n'étais pas concerné...
- De quoi ? Me regarde-t-il interrogatif.
- Je ne sais plus qui a dit... Et de toute façon même si je vous sors un nom au hasard, ce n'est pas vous qui allez me contredire : « Ce ne sont pas nos défauts qui sont ridicules, mais le soin que nous prenons à les dissimuler et à feindre d'en être épargnés. »
- Tu veux en venir où !? Relance Hugo.
- Le monosourcil que l'ont peu observer sur les photos de l'époque. C'est étonnant qu'en vieillissant, alors que la pilosité s'accroit avec l'âge, cette confluence des deux sourcils chez toi, ce soit transformée en deux sourcils distincts. Tu m'expliques ? Tu as subi une perte naturelle de ton système pileux à cet endroit précis. C'est genre une « pelade sourcilière » ?
- Ah c'est vrai ça ! Maintenant que tu l'dis, confirme Victor en se tournant vers Hugo. Alors tu t'épiles mec !? Quand j'vais dire ça aux deux Nico, ils vont taper des barres ! La te-hon !
Hugo ne dit plus rien, je crois que son individualité a été affectée.
Vas-y j'les appelle ! Enchaine Victor en attrapant son téléphone.
- Arrête c'est bon ! Proteste Hugo sur un ton autoritaire.
- Bah quoi, j'vais leur dire que tu t'épiles les poils du front ! Huguette, ajoute Victor en rigolant. Quel enfant ce Victor.
- C'est bon mec lâche l'affaire !
C'est tellement facile de les monter l'un contre l'autre. Aller on va rééquilibrer les choses, au tour de Victor.
- En parlant de poils Victor, j'ai pu constater que tu commençais à en avoir dans les oreilles. C'est encore léger mais néanmoins perceptible à l'œil nu. Je serais toi, je les enlèverais. Tu veux ressembler au voisin du dessous ? Il repose son portable pour se toucher les oreilles.
- Ah bon !?
- Ouais c'est clair ! T'as déjà du mal à te faire des meufs alors mets toutes les chances de ton coté. Épile-les mec, indique Hugo qui a retrouvé de l'assurance.
Victor pose la manette, se lève et prend la direction de la salle de bain.
- N'oublie pas de rincer le lavabo après, lance Evalina.

(sans)timentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant