« Il n'y a pas de vanité intelligente. »
Louis-Ferdinand CélineJe viens de rouler une cigarette. Pas de feu. Je l'ai prêté hier soir au taxeur de briquet. Première option, le salon. J'ai 90% de chances de le trouver là. Quoique maintenant, il y a le facteur Jennifer qui rentre en ligne de compte et qui vient bousiller les stats. Mais je suis en veine. Victor regarde la télé, oui c'est un pléonasme. Il se prélasse dans le divan, juste en face de l'écran, les pieds sur la table basse. Arrivé à sa hauteur, je lui demande mon briquet. Sans bouger le reste du corps, il déplie son bras vers le briquet qui se trouve à ses pieds tout en articulant « Gogogadgetaubras ! ». Trop court évidemment pour atteindre la table basse. Note à moi-même, ne plus jamais lui passer mon feu. J'attrape le briquet et par curiosité, lui demande ce qu'il regarde. « L'art de la guerre 3 ».
Trois ? Je regarde quelques minutes le film, le temps de fumer ma clope.
D'accord, rien à voir avec le traité de stratégie militaire chinois. « L'art de la Guerre » de Sun Tzu, ouvrage indispensable pour la vie en communauté. Le grand stratège est celui qui ne se bat jamais. Il attaque l'adversaire dans son cerveau : c'est une guerre psychologique, on manipule son adversaire pour arriver à ses fins.
J'ai pu mettre en application ces préceptes sur les élèves que je gardais au lycée, pendant mon travail de surveillant d'internat. Pour avoir une paix royale, je m'étais fixé quelques règles de bases :
• Diviser pour mieux régner.
• Avoir dans la poche le ou les leaders.
• Faire un exemple pour calmer la meute.
• Leur laisser croire que j'ai fait quelque chose d'avantageux pour eux et qu'ils me sont redevables.
Et l'immanquable : connaître un dossier sur chacun d'eux, notamment les casse-pieds et leur faire sentir au moment opportun que je peux en user à ma guise.
Oui, tout ça n'est pas très catholique...mais je ne suis pas baptisé, pas de compte à rendre à l'Eternel.
Il y'avait Martin avec moi la plupart du temps mais une nuit par semaine, le mardi soir, il y'avait Johan. Comment vous le décrire en une phrase... Il aurait fait un merveilleux sergent instructeur, dans les commandos fusillés de l'air de la légion étrangère. Les gamins le détestaient car il imposait une discipline démesurée. Il avait pleinement conscience qu'il ne faisait pas l'unanimité mais il n'était pas là pour se faire aimer des jeunes. Moi non plus d'ailleurs. Les surveillants qui se la jouaient « cool » avec les élèves, finissaient par se faire bouffer, avec perte totale d'autorité.
Que ce soit à l'externat ou à l'internat, j'ai connu quelques collègues qui ont fini par péter un câble. Soit sur les élèves qui nous prennent pour des larbins, soit sur le personnel de l'établissement qui témoigne bien plus de remontrance que de reconnaissance. Pas si anodin que cela puisse paraitre comme poste.
Moi c'était différent, je venais prendre mon concentré d'émotion. Comment faire autrement, quand sous vos yeux se trouve ce que la société peut offrir de mieux en matière de diversité de la jeunesse aux hormones en ébullition ?
Ce travail m'offrait donc deux choses. D'une part, un microcosme saturé d'émotions et d'autre part, une rémunération confortable pour payer l'appartement étudiant.Je passais de chambre en chambre faire l'appel. J'arrivais dans celle des « bordeliques », vous savez ceux qui sont souvent collés les mercredis après-midi et qui sont convaincus que votre travail c'est d'exciser leur liberté d'expression.
Je levais les yeux de mon cahier et vis Jean-Charles avec une coupe de cheveux quasi à blanc.
- Tu t'es rasé la tête ?
- Non non, ils sont tombés tout seul pendant la nuit, lança-t-il en espérant glaner quelques sourires de ses collègues de chambrée.
- ...C'est moche, affirmais-je. On dirait que tu as fait une chimio ou que tu t'apprêtes à rejoindre un groupuscule néonazi.
- LOL, balança-t-il avec dédain. Allez provoque-le Nathanaël.
- Tu avais déjà du mal à te trouver une petite amie avant, alors maintenant...
- Vas-y lâche moi ! Ah, Jean-Charles s'énerve.
C'est trop facile avec eux. La relative pauvreté des moyens de réparties dont ils font preuve, implique que leurs réactions se manifestent à l'extrême : véhémence et agressivité ou mélancolie et repli sur soi. Là, on était dans le premier cas.
- Laisse-moi deviner... Les filles que tu t'es soit disant « tapées », c'était en vacances, n'est-ce pas ? Et il n'y a personne pour confirmer. Classique.
- C'est ça, crois ce que tu veux !
- Regarde ça c'est son ex ! M'informa un de ses camarades qui tentait de lui venir en aide en me montrant une photo sur son portable.
- ...Elle n'est pas photogénique ou elle est comme ça en réalité ?
Jean-Charles me lança un regard mauvais. Bon allez Nathanaël tu t'es assez amusé. Arrêtes, il va finir par pleurer. Ou pire, s'en prendre à ta voiture.
Tout le monde est là ? Demandais-je comme si je venais d'arriver à l'instant.
Je cochais les noms sur le cahier d'appel et passais à la chambre suivante.
Lorsque des jeunes de l'internat me faisaient la gueule parce que je les avais punis, collés ou tout simplement remis en place, je m'efforçais de les traiter avec déférence. Alors au début ils pensaient que j'avais des remords ou quelque chose dans ce goût là et ils me boudaient fièrement, sans me décrocher un mot, juste en me balançant de pathétiques regards noirs. Les moins bornés d'entre eux se rendaient compte, au bout d'un moment, que leur machination ne servait à rien et ils abandonnaient. Mais pas Jean-Charles.
La semaine suivante, j'étais passé à nouveau dans leur chambre faire l'appel habituel. Jean-Charles me regardais, un petit sourire en coin. Il était trop sûr de lui, il ne disait rien mais on devinait qu'il préparait un truc pas joli. Quel complot pernicieux fomentait-il dans sa petite tête ?
J'échangeais deux phrases avec un élève de la chambre tandis que Jean-Charles me dévisageais toujours avec ce petit sourire qui devenait presque pénible en réalité.
- Pourquoi me fixes-tu ainsi, t'es amoureux ?
- C'est ça ! Ça serait pas plutôt l'inverse !? A qu'est-ce qui parait tu nous mattes sous la douche ! Moi j'dis ça, j'dis rien, annonça-t-il d'un air satisfait.
- A qu'est-ce qui parait tu séchais les cours de français quand tu étais en première.
- Ouais continue à te foutre de ma gueule. On verra ta tronche quand j'irai voir les CPE en leur déballant que tu nous mattes quand on prend notre douche. Il suffit qu'on soit deux ou trois à l'dire et là t'aurais de sérieux problèmes, affirma-t-il avec beaucoup d'aplomb. Je rêve, il me menace.
- C'est vrai, tu pourrais. Quant à moi je pourrais aller trouver le proviseur et lui dire que je sais qui est à l'origine de la vidéo salace qui tourne sur le net, celle-là même qui ternit l'image de l'établissement. Toujours revenir aux fondamentaux. Règle élémentaire : le fameux dossier compromettant.
- N'importe quoi ! Lâcha-t-il après un court temps d'hésitation.
- Ça cancane pas mal ici... Et tu n'as pas que des amis. Il suffit juste de savoir poser les bonnes questions aux bonnes personnes.
Là-dessus il s'était lancé dans une explication approximative.
Il n'est pas donné à tout le monde de savoir dissimuler les signes du mensonge. Encore moins de savoir construire un mensonge cohérent et crédible. On peut dire que je m'en sors pas mal dans le domaine, je pars avec un gros avantage : je n'ai déjà pas mes émotions à maitriser.
Le mensonge s'observe dans les mots utilisés et la façon dont ils sont insérés dans le discours. L'hésitation, la variation du ton, les trémolos, l'improvisation maladroite, le surplus de détails justificatifs,... Mais là où l'on repère le menteur inexpérimenté, c'est dans sa gestuelle. Le langage du corps dévoile tout, pour qui sait le traduire. Les micros-démangeaisons, les incohérences faciales, le trémoussement, le rougissement, le regard fuyant et le va-et-vient de la pupille entre mydriase et myosis, sans oublier la fréquence de clignement des yeux qui augmente. La gestuelle des mains aussi est un bon indicateur. Le cumul de ses facteurs est très révélateur d'une tension interne.
Je m'approche vers lui doucement tout en relevant mentalement chaque indicateur qui clignote.
- Bien tenté Jean-Charles mais arrête tes salades. Je n'ai pas besoin de penthotal pour savoir que tu mens. Ton langage corporel te trahit et tu sais que j'ai raison.
Il baissa les yeux. Je tournais les talons et me dirigeais vers la porte. Au moment de la passer je stoppais et lançais sans me retourner :
Le jour où t'iras voir les CPE pour leur parler de moi, tâche d'avoir mieux préparé ton mensonge, parce que je n'hésiterais pas une seconde à te trainer en justice pour dénonciation calomnieuse.
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(sans)timent
RandomAvez-vous déjà imaginé ne ressentir aucune émotion ? C'est ce que vit Nathanaël Detrait, un jeune homme de 27 ans, atteint d'ataraxie depuis sa plus tendre enfance. Face à n'importe quelle situation il ne ressent rien. Absolument rien. Alors, tel u...